Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/251

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l’a voulu… À Rouen, il y avait dix minutes d’arrêt. Nous sommes descendus, il m’a forcée de marcher jusqu’au coupé du président, d’un air de gens qui se dégourdissent les jambes. Et là, il a affecté la surprise, en le voyant à la portière, comme s’il eût ignoré qu’il fût dans le train. Sur le quai, on se bousculait, un flot de monde prenait d’assaut les secondes classes, à cause d’une fête qui avait lieu au Havre, le lendemain. Lorsqu’on a commencé à refermer les portières, c’est le président lui-même qui nous a demandé de monter avec lui. Moi, j’ai balbutié, j’ai parlé de notre valise ; mais il se récriait, il disait qu’on ne nous la volerait certainement pas, que nous pourrions retourner dans notre compartiment, à Barentin, puisqu’il descendait là. Un instant, mon mari, inquiet, parut vouloir courir la chercher. À cette minute, le conducteur sifflait, et il se décida, me poussa dans le coupé, monta, referma la portière et la glace. Comment ne nous a-t-on pas vus ? c’est ce que je ne puis m’expliquer encore. Beaucoup de gens couraient, les employés perdaient la tête, enfin il ne s’est pas trouvé un témoin ayant vu clair. Et le train, lentement, quitta la gare.

Elle se tut quelques secondes, revivant la scène. Sans qu’elle en eût conscience, dans l’abandon de ses membres, un tic agitait sa cuisse gauche, la frottait d’un mouvement rythmique contre un genou du jeune homme.

— Ah ! le premier moment, dans ce coupé, lorsque j’ai senti le sol fuir ! J’étais comme étourdie, je n’ai pensé d’abord qu’à notre valise : de quelle façon la ravoir ? et n’allait-elle pas nous vendre, si nous la laissions là-bas ? Tout cela me paraissait stupide, impossible, un meurtre de cauchemar imaginé par un enfant, qu’il faudrait être fou pour mettre à exécution. Dès le lendemain, nous serions arrêtés, convaincus. Aussi essayai-je de me rassurer, en me disant que mon mari reculerait, que cela ne serait pas, ne pouvait pas être. Mais non, rien qu’à le voir