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Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/258

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viens des têtes rangées à la file, sous la clarté de la lampe ; je crois que je les reconnaîtrais, si je les rencontrais un jour : celle d’un gros homme avec des favoris rouges, celles surtout de deux jeunes filles, qui se sont penchées en riant. « Va donc, nom de Dieu ! va donc, nom de Dieu ! » Et je ne sais plus, les lumières de Barentin se rapprochaient, la machine sifflait, ma dernière sensation a été d’être traînée, charriée, enlevée par les cheveux. Mon mari a dû m’empoigner, ouvrir la portière par-dessus mes épaules, me jeter au fond du compartiment. Haletante, j’étais à demi évanouie dans un coin, lorsque nous nous sommes arrêtés ; et je l’ai entendu, sans faire un mouvement, qui échangeait quelques mots avec le chef de gare de Barentin. Puis, le train reparti, il est tombé sur la banquette, épuisé lui-même. Jusqu’au Havre, nous n’avons pas rouvert la bouche… Oh ! je le hais, je le hais, vois-tu, pour toutes ces abominations qu’il m’a fait souffrir ! et toi, je t’aime, mon chéri, toi qui me donnes tant de bonheur !

Chez Séverine, après la montée ardente de ce long récit, ce cri était comme l’épanouissement même de son besoin de joie, dans l’exécration de ses souvenirs. Mais Jacques, qu’elle avait bouleversé et qui brûlait comme elle, la retint encore.

— Non, non, attends… Et tu étais aplatie sur ses jambes, et tu l’as senti mourir ?

En lui, l’inconnu se réveillait, une onde farouche montait des entrailles, envahissait la tête d’une vision rouge. Il était repris de la curiosité du meurtre.

— Et alors, le couteau, tu as senti le couteau entrer ?

— Oui, un coup sourd.

— Ah ! un coup sourd… Pas un déchirement ! tu es sûre ?

— Non, non, rien qu’un choc.

— Et, ensuite, il a eu une secousse, hein ?