Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/301

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Mais là, sur notre gauche, quelqu’un marche. Le sable a crié.

— Non, non, des rats courent dans les tas, le charbon déboule.

Des minutes s’écoulèrent. Soudain, ce fut elle qui l’étreignit plus fort.

— Le voici.

— Où donc ? je ne vois rien.

— Il a tourné le hangar de la petite vitesse, il vient droit à nous… Tiens ! son ombre qui passe sur le mur blanc !

— Tu crois, ce point sombre… Il est donc seul ?

— Oui, seul, il est seul.

Et, à ce moment décisif, elle se jeta éperdument à son cou, elle colla sa bouche ardente contre la sienne. Ce fut un baiser de chair vive, prolongé, où elle aurait voulu lui donner de son sang. Comme elle l’aimait et comme elle exécrait l’autre ! Ah ! si elle avait osé, déjà vingt fois elle-même aurait fait la besogne, pour lui en éviter l’horreur ; mais ses mains défaillaient, elle se sentait trop douce, il fallait la poigne d’un homme. Et ce baiser qui n’en finissait pas, c’était tout ce qu’elle pouvait lui souffler de son courage, la possession pleine qu’elle lui promettait, la communion de son corps. Au loin, une machine sifflait, jetant à la nuit une plainte de mélancolique détresse ; à coups réguliers, on entendait un fracas, le choc d’un marteau géant, venu on ne savait d’où ; tandis que les brumes, montées de la mer, mettaient au ciel le défilé d’un chaos en marche, dont les déchirures errantes semblaient par moments éteindre les étincelles vives des becs de gaz. Lorsqu’elle ôta sa bouche enfin, elle n’avait plus rien à elle, tout entière elle crut être passée en lui.

D’un geste prompt, il avait déjà ouvert le couteau. Mais il eut un juron étouffé.

— Nom de Dieu ! c’est fichu, il s’en va !