Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/324

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d’un effort surhumain, dont ses membres craquèrent. Elle qui avait sa légende, dont on racontait des traits de force extraordinaires, un wagon lancé sur une pente, arrêté à la course, une charrette poussée, sauvée d’un train, elle faisait aujourd’hui cette chose, elle maintenait, de sa poigne de fer, les cinq chevaux, cabrés et hennissants dans l’instinct du péril.

Ce furent à peine dix secondes d’une terreur sans fin. Les deux pierres géantes semblaient barrer l’horizon. Avec ses cuivres clairs, ses aciers luisants, la machine glissait, arrivait de sa marche douce et foudroyante, sous la pluie d’or de la belle matinée. L’inévitable était là, rien au monde ne pouvait plus empêcher l’écrasement. Et l’attente durait.

Misard, revenu d’un bond à son poste, hurla, les bras en l’air, agitant les poings, dans la volonté folle de prévenir et d’arrêter le train. Sorti de la maison au bruit des roues et des hennissements, Cabuche s’était rué, hurlant lui aussi, pour faire avancer les bêtes. Mais Flore, qui venait de se jeter de côté, le retint, ce qui le sauva. Il croyait qu’elle n’avait pas eu la force de maîtriser ses chevaux, que c’étaient eux qui l’avaient traînée. Et il s’accusait, il sanglotait, dans un râle de terreur désespérée ; tandis qu’elle, immobile, grandie, les paupières élargies et brûlantes, regardait. Au moment même où le poitrail de la machine allait toucher les blocs, lorsqu’il lui restait un mètre peut-être à parcourir, pendant ce temps inappréciable, elle vit très nettement Jacques, la main sur le volant du changement de marche. Il s’était tourné, leurs yeux se rencontrèrent dans un regard, qu’elle trouva démesurément long.

Ce matin-là, Jacques avait souri à Séverine, quand elle était descendue sur le quai, au Havre, pour l’express, ainsi que chaque semaine. À quoi bon se gâter la vie de cauchemars ? Pourquoi ne pas profiter des jours heureux,