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Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/378

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XII


Trois mois plus tard, par une tiède nuit de juin, Jacques conduisait l’express du Havre, parti de Paris à six heures trente. Sa nouvelle machine, la machine 608, toute neuve, dont il avait le pucelage, disait-il, et qu’il commençait à bien connaître, n’était pas commode, rétive, fantasque, ainsi que ces jeunes cavales qu’il faut dompter par l’usure, avant qu’elles se résignent au harnais. Il jurait souvent contre elle, regrettant la Lison ; il devait la surveiller de près, la main toujours sur le volant du changement de marche. Mais, cette nuit-là, le ciel était d’une douceur si délicieuse, qu’il se sentait porté à l’indulgence, la laissant galoper un peu à sa fantaisie, heureux lui-même de respirer largement. Jamais il ne s’était mieux porté, sans remords, l’air soulagé, dans une grande paix heureuse.

Lui qui ne parlait jamais en route, plaisanta Pecqueux, qu’on lui avait laissé pour chauffeur.

— Quoi donc ? vous ouvrez l’œil comme un homme qui n’a bu que de l’eau.

Pecqueux, en effet, contre son habitude, semblait à jeun et très sombre. Il répondit d’une voix dure :

— Faut ouvrir l’œil, quand on veut voir clair.

Défiant, Jacques le regarda, en homme dont la conscience n’est point nette. La semaine précédente, il s’était laissé aller aux bras de la maîtresse du camarade, cette