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Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/379

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terrible Philomène, qui, depuis longtemps, se frottait à lui, comme une maigre chatte amoureuse. Et il n’y avait pas eu là seulement une minute de curiosité sensuelle, il cédait surtout au désir de faire une expérience : était-il définitivement guéri, maintenant qu’il avait contenté son affreux besoin ? celle-là, pourrait-il la posséder, sans lui planter un couteau dans la gorge ? Deux fois déjà, il l’avait eue, et rien, pas un malaise, pas un frisson. Sa grande joie, son air apaisé et riant devait venir, même à son insu, du bonheur de n’être plus qu’un homme comme les autres.

Pecqueux ayant ouvert le foyer de la machine, pour mettre du charbon, il l’arrêta.

— Non, non, ne la poussez pas trop, elle va bien.

Alors, le chauffeur grogna de mauvaises paroles.

— Ah ! ouitche ! bien… Une jolie farceuse, une belle saloperie !… Quand je pense qu’on tapait sur l’autre, la vieille, qui était si docile !… Cette gourgandine-ci, ça ne vaut pas un coup de pied au cul.

Jacques, pour ne pas avoir à se fâcher, évitait de répondre. Mais il sentait bien que l’ancien ménage à trois n’était plus ; car la bonne amitié, entre lui, le camarade et la machine, s’en était allée, à la mort de la Lison. Maintenant, on se querellait pour un rien, pour un écrou trop serré, pour une pelletée de charbon mise de travers. Et il se promettait d’être prudent avec Philomène, ne voulant pas en arriver à une guerre ouverte, sur cet étroit plancher mouvant qui les emportait, lui et son chauffeur. Tant que Pecqueux, par reconnaissance de n’être point bousculé, de pouvoir faire de petits sommes et d’achever les paniers de provisions, s’était fait son chien obéissant, dévoué jusqu’à étrangler le monde, tous deux avaient vécu en frères, silencieux dans le danger quotidien, n’ayant pas besoin de paroles pour s’entendre. Mais cela allait devenir un enfer, si l’on ne se convenait plus, toujours côte à côte,