Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/412

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

rougie, rendait violâtre. Il distinguait mal Pecqueux, il avait eu aux jambes, à deux reprises, la sensation d’un frôlement comme si des doigts se fussent exercés à le prendre là. Mais ce n’était sans doute qu’une maladresse d’ivrogne, car il l’entendait, dans le bruit, ricaner très haut, casser son charbon, à coups de marteau exagérés, se battre avec la pelle. Toutes les minutes, il ouvrait la porte, jetait du combustible sur la grille, en quantité déraisonnable.

— Assez ! cria Jacques.

L’autre affecta de ne pas comprendre, continua à enfourner des pelletées coup sur coup ; et, comme le mécanicien lui empoignait le bras, il se tourna, menaçant, tenant enfin la querelle qu’il cherchait, dans la fureur montante de son ivresse.

— Touche pas, ou je cogne !… Ça m’amuse, moi, qu’on aille vite !

Le train, maintenant, roulait, à toute vitesse, sur le plateau qui va de Bolbec à Motteville. Il devait filer d’un trait à Paris, sans arrêt aucun, sauf aux points marqués pour prendre l’eau. L’énorme masse, les dix-huit wagons, chargés, bondés de bétail humain, traversaient la campagne noire, dans un grondement continu. Et ces hommes qu’on charriait au massacre, chantaient, chantaient à tue-tête, d’une clameur si haute, qu’elle dominait le bruit des roues.

Jacques, du pied, avait refermé la porte. Puis, manœuvrant l’injecteur, se contenant encore :

— Il y a trop de feu… Dormez, si vous êtes soûl.

Immédiatement, Pecqueux rouvrit, s’acharna à remettre du charbon, comme s’il eût voulu faire sauter la machine. C’était la révolte, les ordres méconnus, la passion exaspérée qui ne tenait plus compte de toutes ces vies humaines. Et, Jacques s’étant penché pour abaisser lui-même la tige du cendrier, de façon à diminuer au moins le tirage, le