Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/86

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

manche, ce n’est pas encore de ce coup qu’ils resteront sur le carreau… Méfiez-vous, car ils connaissent du monde qui a le bras long

Elle tenait toujours ses deux œufs, elle les offrit : des œufs du matin, qu’elle venait de ramasser sous ses poules. Et la vieille dame se confondait en remerciements.

— Que vous êtes gentille ! Vous me gâtez… Venez donc causer plus souvent. Vous savez que mon mari est toujours à sa caisse ; et moi je m’ennuie tant, clouée ici, à cause de mes jambes ! Qu’est-ce que je deviendrais, si ces misérables me prenaient ma vue ?

Puis, comme elle l’accompagnait et qu’elle rouvrait la porte, elle posa un doigt sur ses lèvres.

— Chut ! écoutons.

Toutes deux, debout dans le couloir, restèrent cinq grandes minutes debout, sans un geste, en retenant leur souffle. Elles penchaient la tête, tendaient l’oreille vers la salle à manger des Roubaud. Mais pas un bruit n’en sortait, il régnait là un silence de mort. Et, de peur d’être surprises, elles se séparèrent enfin, en se saluant une dernière fois de la tête, sans une parole. L’une s’en alla sur la pointe des pieds, l’autre referma sa porte si doucement, qu’on n’entendit pas le pêne glisser dans la gâche.

À neuf heures vingt, Roubaud était de nouveau en bas, sous la marquise. Il surveillait la formation de l’omnibus de neuf heures cinquante ; et, malgré l’effort de sa volonté, il gesticulait davantage, il piétinait, tournait sans cesse la tête pour inspecter le quai du regard, d’un bout à l’autre. Rien n’arrivait, ses mains en tremblaient.

Puis, brusquement, comme il fouillait encore la gare d’un coup d’œil en arrière, il entendit près de lui la voix d’un employé du télégraphe, disant, essoufflée :

— Monsieur Roubaud, vous ne savez pas où sont monsieur le chef de gare et monsieur le commissaire de sur-