Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/98

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qui devait marcher à une vitesse de quatre-vingts kilomètres !

Séverine, en dehors de sa volonté, échangea un coup d’œil avec Roubaud, qui eut la force de dire :

— En effet, il faudrait avoir de bons yeux.

— N’importe, conclut M. Cauche, voilà une déposition importante. Le juge d’instruction vous aidera à voir clair dans tout ça… Monsieur Lantier et monsieur Roubaud, donnez-moi vos noms bien exacts, pour les citations.

C’était fini, le groupe des curieux se dissipa peu à peu, le service de la gare reprit son activité. Roubaud surtout dut courir s’occuper de l’omnibus de neuf heures cinquante, dans lequel des voyageurs montaient déjà. Il avait donné à Jacques une poignée de main, plus vigoureuse que de coutume ; et celui-ci, resté seul avec Séverine, derrière madame Lebleu, Pecqueux et Philomène, qui s’en allaient en chuchotant, s’était cru forcé d’accompagner la jeune femme sous la marquise, jusqu’à l’escalier des employés, ne trouvant rien à lui dire, retenu pourtant près d’elle, comme si un lien venait de se nouer entre eux. Maintenant, la gaieté du jour avait grandi, le soleil clair montait vainqueur des brumes matinales, dans la grande limpidité bleue du ciel, pendant que le vent de mer, prenant de la force avec la marée montante, apportait sa fraîcheur salée. Et, comme il la quittait enfin, il rencontra de nouveau ses larges yeux, dont la douceur terrifiée et suppliante l’avait si profondément remué.

Mais il y eut un léger coup de sifflet. C’était Roubaud qui donnait le signal du départ. La machine répondit par un sifflement prolongé, et le train de neuf heures cinquante s’ébranla, roula plus vite, disparut au loin, dans la poussière d’or du soleil.