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LA CURÉE

en faisant passer un boulevard sur le ventre d’un vieux quartier, on jongle, aux applaudissements de toutes les dupes, avec les maisons à six étages. Et ce qui, à cette heure encore trouble, lorsque le chancre de la spéculation n’en était qu’à la période d’incubation, faisait de lui un terrible joueur, c’était qu’il en devinait plus long que ses chefs eux-mêmes sur l’avenir de moellons et de plâtre qui était réservé à Paris. Il avait tant fureté, réuni tant d’indices, qu’il aurait pu prophétiser le spectacle qu’offriraient les nouveaux quartiers en 1870. Dans les rues, parfois, il regardait certaines maisons d’un air singulier, comme des connaissances dont le sort, connu de lui seul, le touchait profondément.

Deux mois avant la mort d’Angèle, il l’avait menée, un dimanche, aux buttes Montmartre. La pauvre femme adorait manger au restaurant ; elle était heureuse, lorsque, après une longue promenade, il l’attablait dans quelque cabaret de la banlieue. Ce jour-là, ils dînèrent au sommet des buttes, dans un restaurant dont les fenêtres s’ouvraient sur Paris, sur cet océan de maisons aux toits bleuâtres, pareils à des flots pressés emplissant l’immense horizon. Leur table était placée devant une des fenêtres. Ce spectacle des toits de Paris égaya Saccard. Au dessert, il fit apporter une bouteille de bourgogne. Il souriait à l’espace, il était d’une galanterie inusitée. Et ses regards, amoureusement, redescendaient toujours sur cette mer vivante et pullulante, d’où sortait la voix profonde des foules. On était à l’automne ; la ville, sous le grand ciel pâle, s’alanguissait, d’un gris doux et tendre, piqué çà et là de verdures sombres, qui ressemblaient à de larges feuilles de nénuphars nageant sur un lac ; le soleil se couchait dans un nuage rouge, et,