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LA FORTUNE DES ROUGON.

par des soldats, le fusil au poing, il eut peur de se compromettre, il fila sournoisement chez sa mère, avec l’intention d’envoyer la vieille femme chercher des nouvelles.

Quand il entra dans la masure, la nuit était presque tombée. Il ne vit d’abord que Macquart, fumant et buvant des petits verres.

— C’est toi ? ce n’est pas malheureux, murmura Antoine, qui s’était remis à tutoyer son frère. Je me fais diablement vieux ici. As-tu l’argent ?

Mais Pierre ne répondit pas. Il venait d’apercevoir son fils Pascal, penché au-dessus du lit. Il l’interrogea vivement. Le médecin, surpris de ses inquiétudes, qu’il attribua d’abord à ses tendresses de père, lui répondit avec tranquillité que les soldats l’avaient pris et qu’ils l’auraient fusillé, sans l’intervention d’un brave homme qu’il ne connaissait point. Sauvé par son titre de docteur, il était revenu avec la troupe. Ce fut un grand soulagement pour Rougon. Encore un qui ne le compromettrait pas. Il témoignait sa joie par des poignées de main répétées, lorsque Pascal termina, en disant d’une voix triste :

— Ne vous réjouissez pas. Je viens de trouver ma pauvre grand’mère au plus mal. Je lui rapportais cette carabine, à laquelle elle tient ; et, voyez, elle était là, elle n’a plus bougé.

Les yeux de Pierre s’habituaient à l’obscurité. Alors, dans les dernières lueurs qui traînaient, il vit tante Dide, roide, morte, sur le lit. Ce pauvre corps, que des névroses détraquaient depuis le berceau, était vaincu par une crise suprême. Les nerfs avaient comme mangé le sang ; le sourd travail de cette chair ardente, s’épuisant, se dévorant elle-même dans une tardive chasteté, s’achevait, faisait de la malheureuse un cadavre que des secousses électriques seules galvanisaient encore. À cette heure, une douleur atroce semblait avoir hâté la lente décomposition de son être. Sa