Page:Emile Zola - La Joie de vivre.djvu/232

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ce râle, c’était une obsession qui le poursuivait jusque dans les somnolences où il glissait enfin, au petit jour. Comme à l’époque de la maladie de sa cousine, son épouvante de la mort avait disparu. Sa mère allait mourir, tout allait mourir, il s’abandonnait à cet effondrement de la vie, sans autre sentiment que l’exaspération de son impuissance à rien changer.

Ce fut le lendemain que l’agonie de madame Chanteau commença, une agonie bavarde, qui dura vingt-quatre heures. Elle s’était calmée, l’effroi du poison ne l’affolait plus ; et, sans arrêt, elle parlait toute seule, d’une voix claire, en phrases rapides, sans lever la tête de l’oreiller. Ce n’était pas une causerie, elle ne s’adressait à personne, il semblait seulement que, dans le détraquement de la machine, son cerveau se hâtât de fonctionner comme une horloge qui se déroule, et que ce flot de petites paroles pressées fût les derniers tic-tac de son intelligence à bout de chaîne. Tout son passé défilait, il ne lui venait pas un mot du présent, de son mari, de son fils, de sa nièce, de cette maison de Bonneville, où son ambition avait souffert dix années. Elle était encore mademoiselle de la Vignière, lorsqu’elle courait le cachet dans les familles distinguées de Caen ; elle prononçait familièrement des noms que ni Pauline ni Véronique n’avaient jamais entendus ; elle racontait de longues histoires, sans suite, coupées d’incidentes, et dont les détails échappaient à la bonne elle-même, vieillie pourtant à son service. Comme ces coffres que l’on vide des lettres jaunies d’autrefois, il semblait qu’elle se débarrassât la tête des souvenirs de sa jeunesse, avant d’expirer. Pauline, malgré son courage, en éprouvait un frisson, trou-