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LES ROUGON-MACQUART.

les trois hommes de la tête aux pieds, espérant sans doute surprendre leur secret, à la façon dont ils attendaient qu’elle ne fût plus là. Elle sentait qu’elle les dérangeait ; cela la rendait plus anguleuse, plus aigre, dans ses jupes tombantes, avec ses grands bras d’araignée, ses mains nouées qu’elle tenait sous son tablier. Comme elle avait une légère toux :

— Est-ce que vous êtes enrhumée ? dit Gavard gêné par le silence.

Elle répondit un non bien sec. Aux endroits où les os perçaient son visage, la peau, tendue, était d’un rouge brique, et la flamme sourde qui brûlait ses paupières annonçait quelque maladie de foie, couvant dans ses aigreurs jalouses. Elle se retourna vers le comptoir, suivit chaque geste de Lisa qui la servait, de cet œil méfiant d’une cliente persuadée qu’on va la voler.

— Ne me donnez pas de cervelas, dit-elle, je n’aime pas ça.

Lisa avait pris un couteau mince et coupait des tranches de saucisson. Elle passa au jambon fumé et au jambon ordinaire, détachant des filets délicats, un peu courbée, les yeux sur le couteau. Ses mains potelées, d’un rose vif, qui touchaient aux viandes avec des légèretés molles, en gardaient une sorte de souplesse grasse, des doigts ventrus aux phalanges. Elle avança une terrine, en demandant :

— Vous voulez du veau piqué, n’est-ce pas ?

Madame Lecœur parut se consulter longuement ; puis elle accepta. La charcutière coupait maintenant dans des terrines. Elle prenait sur le bout d’un couteau à large lame des tranches de veau piqué et de pâté de lièvre. Et elle posait chaque tranche au milieu de la feuille de papier, sur les balances.

— Vous ne me donnez pas de la hure aux pistaches ? fit remarquer madame Lecœur, de sa voix mauvaise.

Elle dut donner de la hure aux pistaches. Mais la marchande de beurre devenait exigeante. Elle voulut deux