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SON EXCELLENCE EUGÈNE ROUGON.

marqué, qu’il lui appartenait désormais. Mais Rougon la prit aux poignets, l’assit doucement sur le fauteuil de cuir.

— Causons, voulez-vous ? dit-il. Nous sommes deux bons camarades, hein ! cela vous va-t-il ?… Eh bien ! j’ai beaucoup réfléchi, depuis avant-hier. J’ai songé à vous tout le temps… Je m’imaginais que nous étions mariés, que nous vivions ensemble depuis trois mois. Et vous ne savez pas dans quelle occupation je nous voyais tous les deux ?

Elle ne répondit pas, un peu gênée, malgré son aplomb.

— Je nous voyais au coin du feu. Vous aviez pris la pelle, moi je m’étais emparé de la pincette, et nous nous assommions.

Cela lui parut si drôle, qu’elle se renversa, prise d’une hilarité folle.

— Non, ne riez pas, c’est sérieux, continua-t-il. Ce n’est pas la peine de mettre nos vies en commun pour nous tuer de coups. Je vous jure que cela arriverait. Des gifles, puis une séparation… Retenez bien ceci : on ne doit jamais chercher à unir deux volontés.

— Alors ? demanda-t-elle, devenue très-grave.

— Alors, je pense que nous agirons très-sagement en nous donnant une poignée de main et en ne gardant l’un pour l’autre qu’une bonne amitié.

Elle resta muette, les yeux plantés droit dans les siens, avec son large regard noir. Un pli terrible coupait son front de déesse offensée. Ses lèvres eurent un léger tremblement, un balbutiement silencieux de mépris.

— Vous permettez ? dit-elle.

Et, ramenant le fauteuil devant le bureau, elle se mit à plier ses lettres. Elle se servait, comme dans les administrations, de grandes enveloppes grises, qu’elle ca-