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LES ROUGON-MACQUART.

Il eut un léger ricanement, et comme Clorinde, confuse, ramassait son bout de dentelle noire :

— Non, non, reprit-il vivement, c’est très-joli, tu peux tout montrer, va !… Ah ! ma pauvre enfant, j’en ai vu bien d’autres !

Puis, se tournant vers Rougon qu’il traita de « cher collègue », il lui serra la main, en ajoutant :

— Une gamine qui s’est oubliée plus d’une fois sur mes genoux, quand elle était petite ! Maintenant, ça vous a une poitrine qui vous éborgne !

C’était le vieux M. de Plouguern. Il avait soixante-dix ans. Sous Louis-Philippe, envoyé à la Chambre par le Finistère, il fut un des députés légitimistes qui firent le pèlerinage de Belgrave-Square ; et il donna sa démission, à la suite du vote de flétrissure, dont ses compagnons et lui furent frappés. Plus tard, après les journées de février, il montra une tendresse soudaine pour la république, qu’il acclama vigoureusement sur les bancs de la Constituante. Maintenant, depuis que l’empereur lui avait assuré au Sénat une retraite méritée, il était bonapartiste. Seulement, il savait l’être en gentilhomme, son humilité grande se permettait parfois le ragoût d’une pointe d’opposition. L’ingratitude l’amusait. Sceptique jusqu’aux moelles, il défendait la religion et la famille. Il croyait devoir cela à son nom, un des plus illustres de la Bretagne. Certains jours, il trouvait l’empire immoral, et il le disait tout haut. Lui, avait vécu une vie d’aventures suspectes, très-dissolu, très-inventif, raffinant les jouissances ; on racontait sur sa vieillesse des anecdotes qui faisaient rêver les jeunes gens. Ce fut pendant un voyage en Italie qu’il connut la comtesse Balbi, dont il resta l’amant près de trente ans ; après des séparations qui duraient des années, ils se remettaient ensemble, pour trois nuits, dans les villes