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Le Titien jouissoit de la plus haute considération dans sa patrie, & usoit noblement de la fortune qu’il avoit acquise par ses ouvrages. Les grands se faisoient un honneur de venir partager sa table ; elle étoit splendide, & il la rendoit agréable par les charmes de son esprit. Il avoit une grande douceur de caractère, & ne parloit qu’avec la plus grande modération de ses rivaux ou de ceux qui croyoient l’être. A l’âge de 99 ans, il conservoit encore la vivacité de la jeunesse, & les saillies d’une imagination brillante. Il sembloit être encore éloigné de la fin de sa carrière, lorsqu’il fut attaqué de la peste. On lui fit de magnifiques obseques, quoique l’usage ne permît pas d’enterrer publiquement ceux qui périssent de cette affreuse maladie.

Il finissoit ses tableaux avec le plus grand soin ; mais en les terminant, il cachoit par des touches hardies le travail qu’ils lui avoient couté : il quitta dans la suite cette manière pour en prendre une plus expéditive, plus heurtée, & qui ne produisoit son effet que de loin.

Quand sa vue se fut affoiblie par l’âge, il eut le foible des vieillards ; celui de se croire capable de faire mieux que dans sa jeunesse. S’il lui tomboit entre les mains quelques uns de ses anciens tableaux, il entreprenoit de les retoucher & les gâtoit. Il a détruit ainsi quelques uns de ses anciens chef-d’œuvres. Ses élèves prirent le parti de le tromper pour sauver sa gloire : ils méloient dans ses couleurs de l’huile d’olive qui ne sèche pas, & quand leur maître croyoit avoir fini son travail, ils nétoyoient & enlevoient tout ce qu’il venoit de faire.

On ne doit pas imiter sans discrétion ce grand peintre dans cette lumière universelle qu’il se plaisoit quelquefois à répandre sur les corps de femmes, sans presque laisser aucune ombre qui les fit tourner. Souvent dans ses tableaux composés du plus grand nombre de figures, toutes les têtes sont belles de caractère, d’expression & de couleur ; mais cette beauté ne s’éleve pas jusqu’à l’idéal. Si son dessin n’est pas toujours correct, il a dumoins de la grandeur & offre ordinairement de la vérité & une aimable mollesse de chair. Il a peint quelquefois à fresque, & dans ce genre, sa couleur est excellente & presqu’aussi vigoureuse qu’à l’huile. Le maniment du pinceau est facile, haché de petites hachures & plein d’art & de goût.

Entre ses chefs-d’œuvre, on paroît s’accorder à préférer le tableau de Saint-Pierre, martyr, qui est à Venise, dans l’église des Dominicains de san Giovanni e Paolo . « Il est noirci en beaucoup d’endroits, dit M. Cochin, & par conséquent désaccordé : d’ailleurs il est admirablement bien composé, de peu figures pleines d’actions, dessinées de grand caractère & avec une belle finesse de contour


& de détail. Le pinceau en est beau & bien fondu. La couleur est en général fort belle : cependant soit que ce soit l’effet du temps, ou qu’en effet il ait été peint ainsi, les chairs d’hommes semblent un peu trop rouges ; à moins qu’on ne veuille croire qu’il ait voulu par là exprimer la colère de celui qui frappe le saint, & de la frayeur dans les autres ; mais ces passions semblent ne devoir être exprimées que dans les têtes, car les autres membres ne changent pas de couleur à ce degré. Il y a en haut quelques enfans admirables pour le dessin, mais sur tout pour la beauté & la vérité de la couleur. Le fond est un paysage bien largement touché, d’un beau choix & qui se grouppe bien avec les figures. Il est fort noirci ; mais on en voit encore le faire, qui est d’un grand goût & d’une belle facilité. »

Quelque soit la réputation de Rubens pour la couleur, on n’hésite pas à trouver le Titien encore plus vrai, plus admirable, plus magique dans cette partie. Les beaux ouvrages de son meilleur temps sont du plus beau pinceau & du plus parfait coloris. A ces qualités si estimables, il en joint un autre fort rare chez les coloristes ; la vérité, la justesse & le caractère du dessin. Il a sur tout excellé dans l’imitation des femmes & des enfans.

Ses dispositions ne témoignent pas beaucoup de feu ; mais on y remarque l’intelligence de donner aux figures des attitudes qui, simples & naturelles, laissent voir de belles parties. Ses têtes offrent une fidelle imitation de la nature, mais elles ne se font pas remarquer par la vivacité de l’expression. Souvent il a mal disposé les plis de ses draperies ; mais il a su parfaitement imiter de belles étoffes.

Le Roi posséde vingt-un tableaux du Titien, entre lesquels on compte sept portraits. Nous nous contenterons d’indiquer ici deux tableaux ; le Christ porté au sépulcre & les Pélerins d’Emmaüs.

Le premier, au jugement d’un artiste, est un des plus beaux qu’ait produit le pinceau du Titien : il se distingue par la composition, la vérité des couleurs locales, la belle touche & la grande manière. On sent dans le corps du Christ l’affaissement & la pesanteur des membres qui n’ont plus de soutien.

On admire dans le second la beauté du coloris & la conduite des lumières. On croit que le Pélerin qui est à droite du Sauveur représente Charles Quint ; le Page, Philippe II. & l’autre Pélerin, le Cardinal Ximenès.

Le beau tableau de Jupiter & Antiope, après avoir échappé deux fois aux flammes & avoir été un peu endommagé par le feu, tomba entre les mains d’un peintre ignorant qui le gâta encore