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DISCOURS

cette nature ne paroit pas devoir être l’ouvrage d’un seul homme. Outre les difficultés communes à toutes les matières abstraites, celle ci en a qui lui sont particulières. Une des plus grandes sans doute, est la variété des connoissances & des talens qu’elle exige, & dont plusieurs semblent même s’exclure réciproquement, car le philosophe, dont la vie entière n’est qu’une longue méditation appliquée successivement à divers objets, & que l’habitude a transformée chez lui en un besoin souvent très-impérieux, a moins d’inaptitude encore que de répugnance pour les recherches d’érudition qui fatiguent plus le corps qu’elles n’exercent l’esprit : & l’érudit de son côté, qui s’est plus occupé de l’étude des mots[1] que de celle des choses, qui fait plus de cas d’une collection de variantes & de lieux communs[2] que d’un recueil d’expériences & d’observations que la restitution d’un texte corrompu ou qu’il suppose tel, intéresse plus que la solution d’un grand problème de philosophie spéculative, d’astronomie-physique ou de géométrie, n’a ni le tems ni le desir, ni même l’instrument nécessaire pour sonder les profondeurs des sciences, & pour en reculer les limites. En effet, le cerveau est un organe qui a ses habitudes, ses goûts, ses tics particuliers, comme tous les autres viscères ; & qui, indépendamment de sa struc-

  1. On trouve dans Séneque le détail des travaux des grammairiens, des critiques, en un mot, des érudits de son siècle & des précédens. Rien ne prouve mieux que sur ce point comme sur beaucoup d’autres, les hommes n’ont point changé depuis ce philosophe & que de toutes les choses, de tous les biens de la vie, le tems est celui dont ils ont toujours moins connu le prix.

    « Le grammairien Didyme, dit-il, a écrit quatre mille volumes : il eût été bien à plaindre, s’il avoit été obligé de lire autant de livres inutiles. Ces livres sont consacrés, les uns à rechercher quelle fut la patrie d’Homere ; les autres quelle fut la mere d’Enée ; dans ceux-ci il examine si Anacréon étoit plus adonné aux femmes qu’au vin ; dans ceux-là si Sapho étoit une courtisanne publique ainsi que beaucoup d’autres questions de ce genre qu’il seroit bon d’oublier si on les savoit. Venez nous dire maintenant que la vie est courte…… Quoi ! je passerois mon tems à parcourir les annales de toutes les nations pour chercher qui le premier a composé des vers ? Je calculerois combien de tems s’est écoulé entre Orphée & Homere ? J’examinerois toutes les notes d’Aristarque sur les poësies des autres, & toute ma vie se consumeroit sur des syllabes. Ai-je donc oublié ce précepte si salutaire ménagez bien le temps ? n’apprendrai-je jamais à ignorer quelque chose ?

    Il vaut mieux ne rien savoir que de savoir des riens.

    Quatuor millia librorum Didymus grammaticus scripsit. Miser, si tam multa supervacua legisset ! in his libris de patria Homeri queritur, in his de Ænea matre vera, in his libidinosior Anacreon an ebriosior vixerit ? In his an Sappho publica fuerit ; et alia, que erant dediscenda, si scires. I nunc et longam esse vitam nega…… Itane est ? annales evolvam omnium gentium, & quis primus carmina scripserit, queram : quantum temporis inter Orphea intersit et Homerum, cum fastos non habeam, conputabo, & Aristarchi notas, quibus aliena carmina conpunxit, recognoscam : & etatem in syllabis conteram…… Adeo mihi preceptum illud salutare excidit ; tempori parce ? Haec sciam, ut quid ignorem ? &c. Senec. Epist. 88 Voyez aussi de Brevis, vite, cap. 13 & 14.

  2. Quelqu’un a comparé le compte que deux Académies célèbres se rendent tous les six mois de leurs travaux respectifs au repas du Renard & de la Cigogne sorbitionem liquidam. Il en des meilleures plaisanteries à-peu-près comme des discours des hommes passionnés ; il y entre toujours un peu d’exagération qui ajoute à leur effet, sans nuire à la vérité. Dans les unes elle fait sortir davantage le ridicule ; dans les autres elle rend l’accent plus énergique & plus touchant.