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ceux qui ne pourront s’empêcher de regarder les récompenses comme des plaisirs & les châtiments comme des peines ; & c’est là le seul cas où les châtimens & les récompenses peuvent porter l’homme à observer les loix, & l’empêcher de les transgresser.


D’ailleurs, puisqu’actuellement même la société civile renferme dans son sein tant de voleurs, de meurtriers, & d’autres malfaiteurs, qui, malgré toutes les peines & toutes les récompenses établies par les loix, prennent le parti d’enfreindre ces loix, comme celui qui leur paroît le meilleur ou le moins mauvais, & refusent d’y obéir, parce que cette obéissance leur paroît un plus grand mésaise ou un moindre bien : où en seroit la société, à combien d’autres désordres ne seroit-elle point exposée, si les récompenses & les châtimens, considérés comme des plaisirs & des peines, n’avoient absolument aucun pouvoir pour déterminer la volonté des hommes, si, au lieu de cela, rien ne les empêchoit de préférer le châtiment considéré même comme peine, ni de rejetter les récompenses envisagées même comme plaisir ? Il est évident que les hommes, dans cet état, n’auroient absolument aucun frein, & que leur association ne pourroit subsister long-temps.


Argument tiré de la nature de la moralité.

Me voilà enfin arrivé à mon sixième & dernier argument en faveur de la nécessité. Je soutiens donc ici, que si l’homme n’étoit point un agent nécessaire & déterminé par le plaisir ou par la douleur, il faudroit le regarder comme un être dépourvu de toute idée de moralité dans ses jugemens, & dans ses actions ; il ne seroit plus question de distinguer entre la moralité & l’immoralité des actions, entre la vertu & le vice : l’homme enfin perdroit la qualité d’être moral.


La moralité[1] ou la vertu a uniquement rapport aux actions, qui de leur nature,& tout considéré, sont satisfaisantes, agréables ou convenables, au lieu que l’immoralité ou le vice n’est relatif qu’à celles qui, de leur nature, & tout considéré, sont non-convenables ou disgracieuses. Il est nécessaire qu’un homme soit affecté par le plaisir ou par la douleur, pour qu’il puisse reconnoître la moralité, & la distinguer de l’immoralité ; il doit pareillement être affecté de l’un ou de l’autre de ces sentimens pour avoir quelque motif qui le détermine à pratiquer cette moralité ou cette vertu ; car, hormis le plaisir & la douleur, il n’y a point de motif qui puisse porter un homme à faire une certaine action ou l’en détourner. En un mot, plus l’homme a de capacité pour distinguer & pour reconnoître les actions qui peuvent lui apporter du plaisir ou lui causer de la peine, plus il est en état de mettre de la moralité dans ses actions ; j’ose même avancer qu’il n’auroit rien à desirer à cet égard, s’il étoit nécessairement déterminé par le plaisir & par la douleur en connoissance de cause. Mais si l’homme est indifférent au plaisir & à la douleur, si le sentiment qu’il a de l’un & de l’autre n’est ni distinct ni complet, quelle règle a-t-il donc pour reconnoître la moralité & pour la distinguer de l’immoralité ? quel motif peut-il avoir pour s’abstenir de celles-ci & pour pratiquer celles-là ? il s’ensuivroit de là, qu’il auroit une parfaite indifférence pour la moralité & l’immoralité, pour la vertu & le vice. L’homme, dans sa condition actuelle, est déjà assez sujet à se méprendre sur la moralité ou l’immoralité des actions, & à faire de faux jugemens & de mauvais choix par rapport à la qualité apparente des objets ; il y a tout lieu de croire que s’il avoit une indifférence réelle pour le plaisir & la douleur, il n’auroit absolument aucune règle pour se guider dans ses jugemens, dans ses volitions & dans ses actions, qu’ainsi il ne feroit jamais que de mauvais choix, de faux jugemens.


Réponse aux objections.

Quoique j’ai eu l’attention, en proposant mes argumens, d’aller au devant de toutes les objections qu’on a coutume de faire contre le systême de la nécessité, il ne sera pas, je crois, hors de propos de répondre ici plus particulièrement aux principales.


Première objection.

« Si les hommes, nous dit-on d’abord, étoient des agens nécessairement déterminés à enfreindre les loix, il seroit injuste de les punir d’une faute ou d’un crime qu’ils n’auroient pu s’empêcher de commettre. »[2]


Réponse.

À cela je réponds, que l’unique but qu’on se

  1. Voyez Locke, essai sur l’entendement humain, liv. 2. chap. 20. & Serjeant, solid. Philos. assert. pag. 215
  2. Peccata hominum & delicta non sustentanda neque condicenda sunt ipsis voluntatisbusque eorum, sed necessitati cuidam & instantiæ, quæ oritur ex fato, omnium quæ sit rerum domina & arbitra, per quam necesse sit fieri quidquid futurum est ; & proptereà nocentium pœnas legibus iniquè institutas, si homines ad maleficia non sponte veniunt, sed fato trahuntur. Aulu Gel. noct. attic. lib. 6. cap. 2 édit. de Leyde 1644.