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timent intérieur est inhérent dans un systême quelconque de matière, il y voit la somme des sentiments intérieurs inhérens à ses parties. Il y auroit autant de contradiction à le prétendre, qu’il y en auroit à dire que la rondeur d’un corps est la somme des rondeurs de ses parties. Il seroit donc absurde de regarder le sentiment intérieur comme une propriété générique, telle que la figure & le mouvement, pour en conclure qu’il est la somme & le résultat d’autres sentimens intérieurs, & qu’il y a dans un systême de matière autant de sentimens intérieurs distincts, que de parties.

En voilà assez, je pense, pour justifier les exemples que j’ai rapportés. Ils me semblent prouver incontestablement qu’il y a dans la matière des propriétés qui ne sont point des sommes d’autres propriétés semblables ; & conséquemment que le sentiment intérieur dont nous ignorons la nature, pourroit exister dans un systême quelconque de matière, sans y être la somme des sentimens intérieurs vainement supposés inhérens à ses parties. Qu’il me soit donc permis d’admettre dans la matière, outre les propriétés génériques, telles que le mouvement & la figure, dont M. Clarke compose sa première classe qui renferme, selon lui, toutes les propriétés numériques ou individuelles, comme les nomme M. Clarke, telles que des modifications particulières de mouvement ou de figures qui ne sont point comprises dans la disjonction de notre docteur. S’il eût considéré le sentiment intérieur comme une modification particulière de quelque propriété de la matière, loin de dire, « si le sentiment intérieur pouvoit être une qualité inhérente dans un systême quelconque de matière, il y doit être nécessairement la somme des sentimens intérieurs de ses parties » ; il auroit dit au contraire, si le sentiment intérieur de l’homme est une modification de quelque propriété générique de la matière, il ne peut pas être la somme des modifications semblables, ou des sentimens intérieurs de ses parties.

Je trouve dans Bayle, philosophe aussi savant qu’ingénieux, un passage qui a rapport au point que nous discutons, & qui peut l’éclaircir. Dans ce passage, Bayle soutient l’immatérialité de l’ame, & refuse à la matière la faculté de penser : « Car, dit-il, toutes les modalités dont on a quelque connaissance sont d’une telle nature qu’elles ne cessent que pour faire place à une autre modalité du même genre. Il n’y a point de figure qui soit détruite que par une autre figure, ni point de couleur qui soit chassée que par une autre couleur. Ainsi pour bien raisonner, l’on doit dire qu’il n’y a point de sentiment qui soit chassé de la substance que par l’introduction de quelque autre sentiment[1]. »

Je suis bien éloigné de vouloir nier une chose évidente d’elle-même. Une modalité ne cesse que pour faire place à une autre modalité ; & quoique ces modalités, qui se remplacent, soient toujours du même genre, c’est-à-dire qu’une couleur succède à une couleur, une figure à une figure, puisque la matière doit toujours paroître figurée & colorée aux yeux des animaux, il ne s’ensuit pourtant pas que chaque modalité doive être remplacée par une modalité numériquement semblable, la rondeur par la rondeur, le bleu par le bleu, &c. Car alors il n’y auroit, dans la matière, ni changement ni succession de modes, & dans l’univers, ni mouvement ni variété. En supposant donc que la pensée est une espèce de mouvement, elle ne pourroit cesser que pour place à un autre mouvement (les particules de tous les corps étant perpétuellement agitées aussi bien que figurées & colorées) mais il ne s’ensuit pas que ce mouvement sera toujours une pensée ; j’en ai dit les raisons, & les exemples allégués ci-dessus les font connoître assez. Je n’y vois pas plus de nécessité, qu’il n’est nécessaire que le mouvement d’une montre existât avant l’union de ses parties, ou qu’il continue d’exister après leur séparation.

Je me crois donc en droit de conclure que la pensée est un mode de quelque faculté générique de la matière. Ce sentiment est pour moi de la dernière évidence, & je crois qu’il paroîtra tel à tout homme qui ne consultant que sa propre expérience, voudra bien ne se pas laisser séduire par des distinctions & des sophismes inintelligibles. La pensée, ou le sentiment intérieur de l’homme, commence, continue & finit, comme les autres modes de la matière : la pensée est comme eux, divisée & déterminée, simple ou composée, &c. Si l’ame ou la substance pensante est indivisible, comment peut-elle penser successivement, diviser, faire des abstractions, combiner ses pensées, les amplifier, les retenir dans sa mémoire ? Mais sur-tout comment peut-elle en oublier aucune ? Au lieu que tous ces phénomènes se conçoivent naturellement, & peuvent s’expliquer commodément par des traces, des vibrations, des mouvemens & des réceptacles admis dans le cerveau, ainsi que par la force, la perfection, ou le désordre & la défaillance des organes corporels, & non dans l’hypothèse d’une substance indivisible.

L’expérience ne nous démontre-t-elle pas que nos habitudes ordinaires sont aussi corporelles que nos actions, celles de contempler & de méditer comme celles de chanter & de danser ?

  1. Dictionnaire historique & critique, p. 1044.