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nous tenons de la réflexion ne sont que postérieures & conséquentes aux idées qui nous viennent de la sensation, parce qu’il faut commencer par penser avant que de réfléchir sur ses pensées. Ainsi nos premières pensées ne pouvant pas être des idées de réflexion, il faut qu’elles soient des idées simples de sensation. Il est de fait que quand nous venons à réfléchir sur les idées simples de sensation, ce n’est & ce ne peut être qu’après avoir reçu ces idées, ou les impressions des objets extérieurs qui les excitent en nous. Qu’est-ce que le feu, sinon une propriété ou affection matérielle qui commence dans un corps libre de toute espèce de mouvement jusqu’à ce qu’il reçoive le mouvement particulier qui produit le feu ? Que sont toutes les autres propriétés ou affections de la matière, telles que l’amertume, la douceur, l’aigreur, le poli, le raboteux, le froid, toutes sortes de goûts, de saveurs, de sons, &c. sinon des modes du mouvement ou de la figure, qui naissent dans des corps particuliers par l’action d’autres corps sur eux ?

Si nous avions des idées avant l’action de la matière sur nos sens, alors on pourroit avec quelque apparence de raison soupçonner que la pensée n’est point une propriété de la matière, parce que la pensée ne pourroit pas être rapportée à la matière, & qu’elle nous paroîtroit indépendante de son action. Mais la pensée étant une suite de l’impression de la matière sur nos sens ; nous avons tout lieu de conclure que c’est une propriété ou affection de la matière occasionnée par l’action de la matière, comme le feu est une propriété de la matière produite par le choc de deux cailloux, ou par le frottement d’une roue & de son essieu. En vérité, je ne vois pas pourquoi il ne seroit pas aussi nécessaire de mettre une substance immatérielle dans les corps inanimés pour expliquer leurs opérations surprenantes, que d’en supposer une dans l’homme & dans les bêtes pour rendre compte de leurs pensées & de leurs actions. Je ne doute pas que l’on ne pût parvenir à faire recevoir par la plupart des savans de l’Europe comme un point de religion, (si l’on peut juger de leur penchant à croire par la nature des choses qu’ils croient) que l’écho ou la répétition d’un certain nombre de syllabes doit être rapporté à un être intelligent ou immatériel qui se moque de nous, tel qu’Ovide le peint dans ces vers :

……Quæ nec reticere loquendi
Nec prior ipsa loqui didicit, resonabilis Echo.
Corpus adhuc Echo, non vox erat : & tamen usum
Garrula non alium, quam nunc habet, oris habebat ;
Reddere de multis ut verba novissima posset.
………………in fine loquendi
Ingeminat voces ; auditaque verba reportat.


Alors nous verrions de beaux & savans traités où l’on s’efforceroit de prouver qu’il est impossible qu’une répétition si régulière de sons articulés vint d’un autre être que d’un sujet immatériel, le seul qui puisse avoir de la mémoire & la faculté de réfléchir, comme on a vu Tertullien & quelques autres des anciens pères soutenir la matérialité de l’ame, & comme on voit quelques modernes soutenir son immatérialité.

2o. La pensée humaine est successive comme toutes les actions de la matière, & elle a des parties comme elle. Nos pensées se succèdent les unes aux autres : on peut les arrêter en un point, ou les continuer comme tous les modes du mouvement. Elles ont donc des parties distinctes & assignables comme eux.

3o. La pensée a ses modes, tels que le doute, la volonté, la connoissance, le plaisir, la peine, &c. comme toute autre propriété de la matière a ses modes particuliers. Le son, qui dans le corps auquel il est attribué n’est qu’un mode du mouvement, a des modes tels que l’aigu, le grave, &c. dont les dégrés peuvent être variés à l’infini, & comme les sons peuvent être lents ou vifs, réguliers ou irréguliers, selon l’action différente de la matière ; de même l’ame pense vîte ou lentement, régulièrement ou irrégulièrement, elle est sobre, elle est indépendante, elle a du plaisir ou de la peine, selon les mouvemens différens produits dans nos corps.

4o. Il est évident pour moi que Dieu doit être un être immatériel, c’est-à-dire un être qui n’a aucune des propriétés de la matière, ni solidité, ni étendue, ni mouvement, ni lieu ; & non pas un être étendu, suivant l’idée que M. Clarke a de l’immatérialité : car un être étendu, selon moi, a des parties & existe dans un lieu. Or la pensée, dans Dieu, ne peut avoir pour fondement l’action des objets sur lui : la pensée dans lui n’est point successive ; elle n’a ni parties, ni modes, parce que les modes de la pensée sont des actes distincts de la faculté de penser. Mais, comme son essence est éternelle & immuable, sans la moindre variation ou altération, sa pensée est supposée être un seul acte numérique individuel, qui comprend en une seule vue toutes les réalités existantes & possibles : acte aussi invariable, aussi permanent, aussi complet, aussi indivisible que son essence. Si nous devons juger de la nature de la pensée dans l’homme par sa conformité avec les propriétés de la matière, & par sa disconvenance totale avec la pensée du seul être immatériel dont nous connoissions l’existence, nous ne pouvons nous empêcher de conclure que la pensée de l’homme est une propriété ou affection de la matière.

Si l’on me demande à présent de quelle espèce de propriété matérielle la pensée est un mode ? Si