Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/138

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
130
Histoire d’un paysan.

s’arrêta, regardant et prêtant l’oreille. Il se fit un grand silence. Quelques secondes après, un troisième, puis un quatrième coup retentirent, et notre commandant, debout sur ses étriers, cria :

« C’est le canon !… La bataille est commencée… En avant ! »

Alors, malgré la fatigue et la tristesse de penser que les bonnes nouvelles de Lunéville étaient fausses, on reprit le pas accéléré ; mais, à mesure que nous avancions, notre ligne s’étendait ; les trois quarts ne pouvaient plus suivre ; et quand, arrivés aux premières maisons de Saint-Nicolas, regardant en arrière, nous vîmes au loin les traînards tout le long de la route, il fallut bien s’arrêter pour attendre les plus proches.

Voilà ce que c’est de commencer par des marches forcées ; j’ai vu cela bien des fois depuis, en Allemagne : tous les conscrits restent en route ; bienheureux encore quand la cavalerie ne vient pas les récolter.

Enfin, les tambours étant arrivés, nous entrâmes dans cette vieille ville de Saint-Nicolas, pleine d’enseignes de tisserands, de drapiers, de bonnetiers, pendues dehors comme à la foire. C’est bien changé depuis ; mais dans ce temps le bras d’or de saint Nicolas attirait des quantités de pèlerins, et cela dura jusqu’au jour où la république envoya fondre le bras à la monnaie de Metz, avec les ciboires et les cloches.

Nous étions abîmés !

Comme nous remontions la grande rue, elle fourmillait de monde ; les gens de boutiques et de métiers descendaient leurs escaliers en dehors, tout effarés ; des femmes couraient, traînant leurs enfants à la main. Sur la place de la vieille cathédrale, on nous fit mettre crosse à terre, au milieu d’une foule de paysans, d’ouvriers et de gardes nationaux débandés, que la municipalité de Nancy venait de renvoyer avant l’attaque, parce que ces gens tenaient avec la troupe. On n’a jamais vu de confusion pareille. Ces hommes indignés racontaient qu’à peine sortis de la ville, pour retourner chez eux, croyant que tout était fini, l’attaque des Allemands à la porte Neuve avait commencé. Un de leurs capitaines, un vieux sec, le nez camard et la figure toute grêlée, vint saluer notre commandant, et lui cria, la main sur le col de son cheval :

« Commandant, vous allez à Nancy ? N’y allez pas ! L’autorité militaire et la municipalité se méfient de la garde citoyenne ; c’est de la canaille !… Vous tomberez dans un guet-apens ! »

Il écumait de colère.

« Capitaine, lui répondit le commandant, mes hommes et moi nous ne connaissons que le devoir.

— C’est bon, dit ce vieux. Allez, je vous ai prévenu, faites ce qu’il vous plaira. »

Mais comme la moitié de nos gens restait encore en arrière, le commandant fit rompre les rangs pour les attendre. Chacun eut le temps de boire un verre de vin, sous les toits de toile grise en avant des cabarets.

Beaucoup de curieux remplissaient les clochers avec des lunettes d’approche, et ceux qui descendaient criaient en passant :

« L’affaire est au faubourg Saint-Pierre ! » ou bien : « La fumée monte sur la porte Stainville. »

Ainsi de suite.

Au bout d’une demi-heure, tous les traînards étant arrivés, nous repartîmes pour Nancy, et bientôt nous entendîmes la fusillade ; sur les six heures elle devint terrible. Le bruit du canon avait cessé. Nous commencions à voir la ville, et dans le même moment les premières bandes qui se sauvaient passaient à côté de nous. On peut dire des misérables ! car ces gens étaient presque tous en blouse, sans chemise et nu-pieds, sans casquette ni chapeau ; enfin la misère, la grande misère des villes en ce temps ! Des lignes entières de ces malheureux gagnaient les champs ; trois ou quatre que nous rencontrâmes plus loin, assis au revers de la route, pâles comme des morts, étaient blessés ; ils avaient, les uns la poitrine, les autres les jambes pleines de sang, et nous regardaient avec de grands yeux clairs, sans rien nous dire. Je crois qu’ils ne nous voyaient plus, ou qu’ils nous prenaient pour des ennemis.

Dans le moment où nous rencontrions ces malheureux, les coups de fusil, que nous avions entendus d’abord sur notre droite, s’étendaient par toute la ville ; et c’est alors, comme nous l’apprîmes plus tard, que les soldats de Château-Vieux et le peuple se débandaient ; c’est alors que le massacre commençait !

En entrant dans une longue rue bordée de hautes maisons fermées du haut en bas, nous vîmes une masse de gens rouler de notre côté, devant cinq ou six hussards qui les hachaient sans miséricorde. Les chevaux se cabraient, les sabres montaient et descendaient, et des cris partaient, mais des cris qui vous donnaient froid, des cris horribles.

Ces gens n’auraient eu qu’à se retourner et tomber sur les brigands qui les poursuivaient ; ils n’auraient eu qu’à Les rendre par la botte et les précipiter à terre, en les écrasant comme