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Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/139

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Histoire d’un paysan.

des chats ! eh bien, ils se laissaient massacrer ! Oh ! que la peur rend bête !

Le commandant nous ordonna d’obliquer à gauche, contre les maisons, pour laisser passer ce monde, et de faire halte. Maître Jean, Létumier et les autres officiers tirèrent le sabre, en nous criant de charger ; chacun déchira sa première cartouche.

La foule arrivait ; elle passa devant notre ligne, comme un troupeau poursuivi par une bande de loups ; et les hussards alors, voyant reluire nos baïonnettes, tournèrent bride. Ils s’attendaient sans doute à recevoir notre décharge dans les reins, car, à la première ruelle, ils disparurent.

Au bout d’un instant la grande rue était vide, tous les fuyards s’étaient cachés ; quelques-uns seulement restaient étendus la face contre terre. Nous entendions de nouveau le grand prend bourdonnement de la ville, la fusillade, et le tocsin d’une petite cloche qui tintait au milieu de ces massacres.

Mon Dieu ! que de pensées tristes vous viennent en se rappelant ces misères, et qu’on plaint les pauvres malheureux, toujours exterminés, même lorsqu’ils ne demandent que la justice !

Aussitôt après le tumulte, notre commandant nous ordonna de repartir ; le grand carré gris de la porte Saint-Nicolas s’avançait lentement dans le ciel, et tout à coup le cri de : Ver dà ! nous avertit que les Allemands étaient maîtres de Nancy.

M. de Bouillé n’avait pour ainsi dire amené que de ces gens-là ; des Français se seraient arrêtés trop tôt, il lui fallait un exemple terrible.

Alors les vieilles moustaches grises du commandant frémirent ; il s’avança seul et répondit :

« France !… garde citoyenne de Phalsbourg ! »

Quelques instants après, un piquet de ces Allemands, en habit bleu, comme les invalides d’aujourd’hui, s’avança de notre côté, avec un de leurs officiers, pour nous reconnaître. Il paraît qu’on se méfiait de nous, car il fallut attendre là très-longtemps, l’arme au pied, pour recevoir l’ordre de la place. La fatigue nous accablait après ces deux marches forcées, et ce n’est que vers neuf heures qu’un lieutenant vint nous prévenir d’avancer et de relever les Allemands à leur poste.

Ils étaient environ une quinzaine dans le corps de garde. Les gueux furent bien contents de nous céder la place, pour aller piller comme les camarades.

C’est sous la porte Saint-Nicolas que nous

passâmes la nuit, étendus à terre, la tête sur le sac, le long des murs. Nous dormions tous l’un à côté de l’autre ; deux pièces de canon et des fourgons barraient la porte ; on avait aussi levé des pavés. Les sentinelles, qu’on changeait d’heure en heure, allaient vers la ville et le faubourg. C’est tout ce que je me rappelle, car je n’en pouvais plus, et par bonheur mon tour d’être en faction n’arriva que le matin.

Deux ou trois fois pourtant, je fus éveillé par des cris et des disputes : c’étaient nos patrouilles qui amenaient leurs prisonniers ; on les poussait dans le corps de garde, en refermant la porte, malgré les cris des misérables qui ne respiraient plus là dedans ; — cela me revient comme un rêve !

Que voulez-vous, une fois que le sommeil prend l’homme, il n’entend et ne voit plus rien. Je sais que cette nuit-là, des centaines de malheureux furent encore massacrés, et que la barbarie de la noblesse se montra dans toute sa fureur contre le peuple, mais je ne puis rien vous en dire, ne l’ayant pas vu moi-même.

Seulement, le lendemain 1er septembre 1790, ce fut autre chose.

J’étais debout de grand matin, et ce que je vis en ce jour, malgré les années, reste comme peint devant mes yeux.

À quatre heures le roulement du tambour nous éveilla. En me levant sur le coude, encore tout endormi, j’aperçus dans le petit jour, à dix pas de moi, devant la voûte, un officier allemand avec le commandant Gérard ; ils causaient ensemble ; derrière eux se tenait un officier municipal, l’écharpe autour des reins et la main dans le grand gilet blanc. Ils regardaient sous la porte sombre, où nous nous levions l’un après l’autre, secouant la poussière de nos effets, ramassant nos fusils et bouclant notre sac.

Après le roulement, on fit l’appel ; plusieurs de nos camarades étaient encore arrivés pendant la nuit, de sorte que nous pouvions être de cent vingt à cent trente, sans compter ceux de faction et de patrouille aux environs.

L’appel fini, le commandant nous dit :

« Camarades, vous allez escorter les prisonniers aux prisons de la ville. »

En même temps trois charrettes s’approchèrent, des charrettes à échelles, avec de la paille, et l’on commença par tirer du corps de garde les malheureux qu’on avait pousses dedans depuis la veille. Il en sortait… il en sortait !… ce n’était pas à croire : des femmes, des soldats, des gens du peuple, des bourgeois, tellement que la rue en était encombrée, et si pâ-