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Histoire d’un paysan.

les, si défaits, que cela vous retournait le cœur. Un assez grand nombre, couverts de sang, ne pouvaient pas marcher il fallait les porter sous les bras, En reprenant l’air, ils se débattaient, ouvraient la bouche comme des gens près d’étouffer, et demandaient de l’eau, qu’on leur donnait à boire dans un bidon. On les portait ensuite sur les voitures.

Cela dura bien vingt minutes, et puis tout se mit en marche : les voitures de blessés devant ; les autres prisonniers derrière, deux à deux, entre nous.

J’en ai vu depuis de ces convois, oui, j’en ai vu, mon Dieu ! et même de plus grands, des trente et quarante charrettes à la file. Mais celui-ci c’était le premier, il me fit une horreur en quelque sorte éternelle ; il faut être couché sous terre, pour oublier des spectacles si terribles. Plus tard, c’étaient des blessés qu’on conduisait aux ambulances, le soir de nos grandes batailles, ou des aristocrates qu’on menait à la guillotine ; cette fois c’étaient des gens du peuple et des soldats qu’on menait à la potence ; car, non content d’avoir exterminé trois mille pauvres misérables, dont, quatre cents femmes et enfants, ce même jour Bouillé fit pendre vingt-huit soldats de Château-Vieux, condamnés par jugement du conseil de guerre ; un fut roué vif, malgré l’abolition des tortures décrétée par l’Assemblée nationale, et quarante et un furent envoyés aux galères du roi. Nous étions encore en route pour retourner à Phalsbourg, que la nouvelle de ces abominations se répandait déjà partout.

On a bien crié contre les massacres de septembre et les convois de 93, et l’on a eu raison : c’était contre nature. Mais les nobles avaient commencé. C’est un grand malheur ! Quand on demande de la pitié pour les siens et pour soi-même, il faudrait d’abord en avoir eu pour les autres et ne pas avoir été cruels dans la victoire.

Enfin la ligne des prisonniers s’avançait entre nos deux files de baïonnettes. Nous marchions au milieu d’un grand silence, car toutes les maisons étaient fermées comme des prisons, excepté celles qu’on avait pillées, et dont les portes et les volets pendaient dehors en morceaux. Maître Jean nous commandait ; deux ou trois fois en passant il me regarda, et je vis dans ses yeux quelle horreur et quelle pitié il avait ; mais quoi faire ? Bouillé était le maître, il fallait obéir.

Les malheureux que nous escortions, les uns sans veste, les autres sans chemise, le bras en écharpe où la tête bandée, regardaient devant eux, les yeux troubles, et nous les entendions quelquefois pousser un de ces soupirs que

donne l’épouvante d’être pris, de savoir qu’on n’a plus de ressource, et qu’on laisse ou bien une vieille mère, où bien une femme et de jeunes enfants qui périront abandonnés. Voilà ce qui fait soupirer de cette manière, lentement et par secousses, en frémissant tout bas. Et ceux qui vous entendent vous comprennent ; s’ils pouvaient vous lâcher, ils le feraient de bon cœur.

Chacun doit comprendre que dans ce moment je ne faisais pas attention aux rues, d’autant moins que nous rencontrions souvent des soldats, et d’autres misérables, hommes et femmes, étendus en travers de larges mares de sang. Il fallait marcher par-dessus… Nous en frémissions tous !… Quelques-uns de nos prisonniers, les plus braves, tournaient la tête en passant, les yeux à demi fermés, pour reconnaître et saluer le cadavre d’un camarade.

Sur une petite place nous vîmes des chevaux débridés qui mangeaient du foin à terre, et des hussards de Lauzun endormis autour sur des tas de paille. C’est tout ce qui me revient de la route, excepté pourtant la grande mairie, — dont le jour blanchissait les vitres pleines de lumières, — les officiers qui montaient et descendaient sous une porte magnifique, et quelques estafettes en bas, attendant les ordres. Deux bataillons de Liégeois bivouaquaient sur la place. Le ciel était clair, des étoiles y brillaient encore.

Au moment où nous passions sous une sorte d’arc de triomphe, on nous cria :

« Ver da ! »

C’était un cavalier en sentinelle devant les prisons entourées de fossés. Le major, qui nous suivait avec l’officier municipal, s’avança tout de suite ; il nous fit reconnaître et nous arrivâmes sur une autre place, à trois rangées d’arbres. Les voitures s’arrêtèrent devant une sorte d’hôpital, avec des barreaux en forme de hotte aux fenêtres ; et pendant qu’on les faisait avancer sous la voûte, je reconnus que cette prison était gardée par un poste de Royal-Allemand.

Qu’on se figure mon trouble de savoir que Nicolas était à Nancy ! Je me rappelai sa lettre, et l’idée me vint que le malheureux avait tout haché par amour de la discipline, comme à Paris, je souhaitai de ne pas le rencontrer. — Mais comme on déchargeait les blessés, songeant qu’il pouvait aussi avoir reçu un mauvais coup, cela m’attendrit ; nous étions pourtant des frères ; il m’avait toujours soutenu dans le temps ; et puis, lorsque les père et mère allaient apprendre que nous avions été si proche l’un‘de l’autre, sans nous embrasser