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Histoire d’un paysan.

dessus comme sur du fumier. Je serais déjà maréchal des logis, s’il ne fallait pas savoir écrire pour faire son rapport. Mais soyez tranquilles, j’ai mon petit compte à régler avec Jérôme Leroux ! Un jeune homme de bonne famille, Gilbert Gard et, du troisième escadron, me montre les lettres, et je lui donne des leçons de contre-pointe ; ça marchera, je vous en réponds. À la première vous recevrez de mon écriture, et sur celle-ci, en vous embrassant et vous souhaitant tout ce que vous pouvez désirer dans cette vie et dans l’autre, je fais ma croix,

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« Nicolas Bastien,
« Maître de pointe et de contre-pointe
au régiment de Royal Allemand.

« Ce 1er  décembre 1788. »

Le pauvre Nicolas ne voyait rien de plus beau que de se battre ; ses officiers nobles le regardaient comme une espèce de boule-dogue qu’on lance sur un autre chien, et qui nous fait gagner des paris ; et lui trouvait cela magnifique ! Je lui pardonnais de bien bon cœur, mais j’étais honteux de montrer sa lettre à maître Jean et à Chauvel. Le père et la mère, eux, pendant tout le temps que je l’avais lue, levaient les mains d’admiration ; la mère surtout, elle riait et criait :

« Ah ! je savais bien que Nicolas ferait son chemin ! Ah ! voyez-vous comme on avance ! C’est parce que nous restons toujours aux Baraques, que nous sommes si pauvres. Mais Nicolas deviendra noble, je vous le prédis, il deviendra noble. »

Le père était content aussi, mais il voyait du danger à se battre, et disait en regardant à terre :

« Oui…, oui…, c’est bien !… mais pourvu qu’un autre ne lui pique pas aussi sous le teton droit ; ça nous crèverait le cœur ! C’est pourtant terrible… l’autre avait peut-être aussi ses père et mère !

— Ah ! bah ! Ah ! bah ! » criait la mère.

Et tout de suite elle prit la lettre et alla la montrer aux voisins en disant :

« Une lettre de Nicolas !… il est brigadier… maître de pointe et de contre-pointe… Il a déjà tué beaucoup de monde… il ne faut pas le regarder de travers !… »

Ainsi de suite. — Seulement, deux ou trois jours après, elle me rendit la lettre ; et comme maître Jean me l’avait demandée, il fallut bien l’apporter et la lire le soir. Chauvel et Marguerite étaient là ; je n’osais plus lever les yeux. Maître Jean dit :

« Quel malheur d’avoir dans sa famille des

gueux pareils, des gens qui ne pensent qu’à hacher père et mère, frères et sœurs, et qui trouvent encore que c’est beau, parce que cela s’appelle discipline ! »

Chauvel répondit :

« Bah ! c’est bon à savoir ce que Nicolas raconte là : ces grandes charges dans les rues, ces massacres, nous n’en savions rien ; les gazettes n’en parlaient pas, quoiqu’il me soit déjà revenu dans mes tournées, que du côté de Grenoble, de Bordeaux, de Toulouse, on a fait marcher des masses de troupes. Tout ça c’est bon signe, ça prouve que le courant entraîne tout, que rien ne peut l’arrêter. Ces batailles nous ont déjà valu le renvoi de Loménie de Brienne, la convocation des états généraux. Ce qu’il faut craindre, ce ne sont pas les batailles ; qu’est-ce que cinquante ou cent régiments, quand la masse est contre ? Pourvu que le peuple veuille bien ce qu’il veut, pourvu que le tiers état soit bien d’accord, le reste est comme l’écurie qui s’envole, quand souffle un grand vent. Mais je suis content d’apprendre tout ça. Préparons-nous pour les élections, soyons prêts, et que le bon sens, la justice de tous se montrent. »

Chauvel alors ne serrait plus les lèvres ; il paraissait plein de confiance. Et malgré la famine, qui se prolongea jusqu’à la fin de mars, malgré tout, les paysans, les ouvriers, et les bourgeois tenaient ensemble. Chauvel avait eu raison de dire, à la déclaration du parlement, que le temps des grandes choses approchait ; chacun se sentait plus fort, plus ferme ; c’était comme une nouvelle vie ; et le dernier misérable, sans habits et sans pain, au lieu de se courber comme autrefois, avait l’air de relever la tête et de regarder le ciel.

IX

Plus la famine grandissait, plus les pauvres gens montraient de courage, ceux des Baraques, de Hultenhausen, des Quatre-Vents, n’avaient plus que la peau et les os ; ils déterraient des racines sous la neige, ils faisaient bouillir les vieilles orties qui poussent derrière les masures ; ils cherchaient tous les moyens de se soutenir. La misère était affreuse, mais le printemps arrivait tout doucement.

Les capucins de Phalsbourg n’osaient plus mendier, on les aurait assommés sur la route, car le régiment de La Fère, qui venait de remplacer celui de Castella, ne voulait pas les soutenir : c’étaient des vieux soldats, las de la jeune noblesse et des coups de plat de sabre.