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Le brigadier Frédéric.

derrière lui, dans l’ombre de la salle, se penchait une femme grasse, les joues rouges, criant d’un ton joyeux :

« Wilhelm, Karl, arrivez, voici vos tartines ! »

Tout mon sang ne fit qu’un tour.

Quel malheur de voir des étrangers dans la maison des anciens, où l’on a vécu jusqu’à la vieillesse, et d’où l’on est chassé sans avoir commis de crime, seulement parce que les autres sont maîtres et qu’ils vous jettent dehors ! C’est épouvantable.

Le garde alors ayant levé la tête, j’eus peur qu’il ne me vît, je me cachai. Oui, je me cachai derrière les saules, me dépêchant de gagner le sentier plus loin, en me courbant comme un malfaiteur. J’aurais eu honte que cet homme ne s’aperçût que l’ancien maître l’avait trouvé dans sa maison, dans sa chambre, à son foyer ; j’en rougissais ! Je me cachais, car il aurait pu rire de l’Alsacien mis à la porte ; il aurait pu se faire du bon sang. Mais depuis ce jour la haine, que je n’avais jamais connue, est entrée dans mon cœur : je hais ces Allemands, qui jouissent en paix du fruit de notre travail, et se considèrent comme d’honnêtes gens, je les abhorre !