Page:Ernest-Charles - Le Théâtre des poètes, SLA.djvu/91

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héros vivaient dans une sorte de cauchemar épouvantable, écrasant, accablant. Leconte de Lisle devait donc être disposé — car tous les poètes et même Leconte de Lisle cèdent plus ou moins aux idées, aux préjugés de leur temps — à ne rien dissimuler de l’effroi et de l’atrocité eschyliennes. Il fit mieux, il y ajouta tout de suite quelque chose. Il prétendit rétablir les mœurs préhistoriques de la Grèce dans leur vérité première et dans leur violence intégrale. Il jugea en historien des civilisations légendaires qu’Eschyle, et à plus forte raison Euripide, avaient atténué la forte couleur de ces civilisations. Il estima qu’Eschyle était fade et qu’Euripide bêlait.

Il se proposa donc d’éviter la fadeur et les bêlements. Il y réussit presque au delà des limites permises. C’était toutefois un bien ambitieux dessein que de vouloir rectifier les grands tragiques grecs. Et voici donc que se refusant à « prêter les mêmes raffinements de pensée, les mêmes expressions de passion aux Grecs primitifs qui avaient sculpté la porte des Lions et à ces contemporains d’Eschyle qui commençaient d’envelopper le marbre comme la pensée, dans des formes de beauté parfaite » Leconte de Lisle s’applique à créer des barbares âpres et formidables, des brutes sommaires et grandioses, d’une magnifique et riche férocité. Elles ne lui paraissent jamais assez farouches, jamais assez horrifiques, jamais assez sauvages. Leconte de Lisle est trop bon. Leconte de Lisle exagère. Eschyle n’avait pas dégénéré tant que cela de la force énorme des temps primitifs qu’il fallût en remettre dans son œuvre. Eschyle n’était pas un auteur de mollesse et d’indolence, et il ne fallait pas le durcir à ce point, ni, sous prétexte de le ressusciter en l’améliorant, lui communiquer une si impérieuse raideur.