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Page:Eugène Le Roy - Carnet de notes d’une excursion de quinze jours en Périgord, 1901.djvu/10

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reconnais tout le monde, personne ne me reconnaît ; il faut bien que je m’avoue que je suis terriblement changé : je m’en doutais un peu. Partout, nous avons rappelé de vieux souvenirs et causé du bon temps, du temps de la jeunesse et des châteaux en Espagne. Puis, le soir, nous avons soupé dans une petite auberge avec un vieil ami, et nous avons bavardé au café jusqu’à dix heures.

Le lendemain, de bon matin, nous prenons le train jusqu’à Saint-Méard, pour, de là, gagner Segonzac. Le temps est beau, l’air frais ; c’est un plaisir de marcher. Nous passons, sans nous arrêter, devant une agréable demeure où nous serions certainement bien reçus ; mais il est trop matin pour faire une visite. La route monte toujours pour gagner les plateaux qui séparent la vallée de la Drone de celle de l’Ille. À mesure qu’elle s’élève, les brumes de la plaine disparaissent et ne flottent plus que par lambeaux au fond des combes où bientôt le soleil les dissipe. Le long du chemin, des terres grises, des champs de maïs aux tiges flétries où la panouille achève de sécher, et des vignes qui gardent encore quelques feuilles jaunies ou pourprées. À quelque distance, des coteaux arides étalent d’immenses friches où paissent des brebis ; et au loin, des taillis de chênes aux teintes variées de l’automne, recouvrent des moutonnements de collines. Des villages clairsemés et des maisons écartées, montent dans l’air calme des filets de fumée bleuâtre ; et il me semble voir devant l’âtre rustique, la ménagère attisant le feu sous la marmite, ou fricassant de la rave et de l’oignon dans la soupe du matin.

Chemin faisant, je remarque que dans le Ribéracois, comme dans le Nontronnais, les paysannes ont mieux conservé l’ancienne coiffure provinciale, le mouchoir de tête, que du côté d’Hautefort, où beaucoup se coiffent en cheveux et où l’on voit des bergères avec des chapeaux à fleurs.

Enfin, après avoir passé les chênes-verts de la métairie de Rochefort, les seuls que j’aie jamais vus dans ce pays, voici là-bas le petit clocher de Segonzac, dont j’ai si souvent brandi la cloche pour annoncer mon arrivée aux contribuables. À vingt pas de l’église qu’entoure le petit cimetière, s’ouvre une maison hospitalière entre toutes celles du Périgord. Nous sommes reçus les bras ouverts ; le vieil et fidèle ami de la famille et le jeune garçon de vingt ans.

Longuement, longuement, nous avons remué de vieux souvenirs pendant le déjeuner ; souvenirs gais, souvenirs tristes, comme les événements qui forment la trame de la vie. Quelquefois une circonstance, un peu effacée par le temps, se ravive dans la mémoire à l’évocation du passé, paré du charme prestigieux de la jeunesse. Au milieu de ce mobilier connu, de ces vieilles estampes accrochées aux murs, des portraits de famille, de toutes ces choses familières, j’ai un instant l’illusion d’avoir trente-cinq ans de moins.