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Page:Eugène Le Roy - Carnet de notes d’une excursion de quinze jours en Périgord, 1901.djvu/27

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d’échantillons de nouveautés. Des habitations dispersées, des métairies, des cabanons, sous un bouquet d’arbres ou à l’ombre de noyers, laissent entrevoir leurs murailles blanches et les toitures rouges des granges. Le soleil fouille cet immense paysage, accuse les ravins aux flancs des coteaux, obombre les mouvements de terrain, fait briller les toits d’ardoise des châteaux, précise les arêtes des pignons et allonge l’ombre des grands peupliers, sur les prés verts, d’où montent parfois, comme un écho affaibli, les meuglements d’une vache au pâturage. Tout à l’extrême fond des vallées, la Dordogne aux eaux bleues, et la Vézère aux eaux vertes, décrivant des courbes majestueuses, sortent des profondeurs de l’horizon incertain, comme de monstrueux serpents dont les écailles brillent au soleil, et viennent au bas de la colline, sous nos pieds, marier leurs flots devant l’antique Limolh, la forteresse gauloise.

Il ferait bon avoir là, sur ces hauteurs, loin de la foule, une petite maison où se reposer des fatigues de la vie et oublier, en contemplant ce spectacle enchanteur, nos vaines agitations et les tristesses contemporaines…

Mais, bah ! en avant ! comme disait Nicole, nous avons l’éternité pour nous reposer. Toutes nos misères, d’ailleurs, ne sont rien au prix de celles du passé, et nous ne les trouvons si pénibles, que parce que le bien-être et la sécurité nous ont rendus, — au moral comme au physique, — douillets et geignards.

Je reste là longtemps, sondant avec la jumelle tous les détails de ce merveilleux paysage, puis nous redescendons.

Avant de repartir, nous nous arrêtons un moment sur le pont de la Dordogne. Des bœufs entrent dans la rivière pour s’abreuver. Après avoir bu, ils relèvent la tête et regardent de côté, tandis que l’eau tombe par filets de leur mufle puissant. Un peu en amont est amarré un mauvais bateau de pêcheur ; et, en face, sur l’autre rive, des lavandières battent bruyamment leur linge. Au-dessus, comme fond, les maisons étagées de la petite ville. On dirait un vieux tableau d’un maître classique.

Au loin, le grondement sourd d’un train sur la ligne de Bergerac…

Puis je me mets à rêver et des souvenirs historiques me remontent à la mémoire. C’est là qu’au temps de la Fronde, la princesse de Condé et le duc d’Enghien son fils, fuyant la cour, reçurent l’hospitalité avec le duc de Bouillon, Larochefoucauld et les huit cents gentilhommes de leur escorte qui venaient de culbuter, près de Terrasson, la cavalerie de La Valette postée pour leur barrer le chemin de Bordeaux. C’est cette même ville que Jean d’Argentan, maréchal de France, prit à la barbe de Richard, frère du roi d’Angleterre, en 1224. Et, en remontant plus avant dans le passé, je vois les barques normandes ancrées sur la rivière, tandis que les pirates aux cheveux blonds saccagent la ville avant d’aller incendier le monastère de Paunat…