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Page:Europe, revue mensuelle, No 105, 1931-09-15.djvu/58

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Le grand soir venait après des heures qui avaient mis sens dessus-dessous les quatre quartiers comme un jour de fête nationale. Place Jules-Joffrin je retrouvais Tonton, il gesticulait, entouré de ses amis. Mon père était de la partie et des centaines d’hommes qui lui ressemblaient, des femmes qui avaient le visage humble de ma mère. Tous piétinaient, disputaient encore, s’impatientaient. Des yeux ardents étaient fixés sur un panneau lumineux placé en haut de la mairie. Les visages étaient gais, pleins d’espérance. Enfin, des noms, des chiffres, s’inscrivaient sur le transparent, semblaient se détacher, tomber soudain comme des pierres sur la foule. Des cris, des jurons, des coups de sifflet retentissaient, et, plus rares, quelques applaudissements. Il y avait des bousculades, des remous, comme une vague de fond qui déferlait pour tout balayer mais perdait subitement sa force et se brisait contre des murs.

Tonton serrait les poings, murmurait des menaces, parlait de je ne sais quelles trahisons. La mairie était devenue un bâtiment officiel et sombre où nous n’entrerions pas encore cette fois-ci. Déçue, la foule s’écoulait lentement, des sergents de ville la dispersaient, la rejetaient vers ses quartiers où chacun retrouverait sa maison et la vie quotidienne. Je voyais s’assombrir encore des visages, aller sans force des hommes qui tendaient les bras une heure plus tôt. « La prochaine fois », disait Tonton, en levant le poing vers la mairie où pendait un drapeau sans couleur. Mais personne ne l’écoutait plus ; il était tard, on travaillait le lendemain.

« La prochaine fois… » Ce fut là, sur ces murs épais comme ceux d’une forteresse, qu’un jour d’été, en 1914, je vis s’étaler des affiches blanches qui annonçaient la Mobilisation Générale.