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Page:Europe, revue mensuelle, No 105, 1931-09-15.djvu/60

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a peu changé, bordée de guinguettes où l’on mange des frites, des moules marinières. Mais ce sont des hommes barbus, loqueteux, silencieux, inquiets, affublés de défroques militaires, juifs ou sidis, qui entourent les tables. Le vent apporte le grondement éternel des trains, les appels d’un clairon ! et depuis des années les enterrements n’ont pas cessé de filer vers le cimetière de Saint-Ouen qu’enserre maintenant ce cimetière des vivants : l’usine.

J’erre à travers les sentes, entre des palissades et des baraquements. Des zoniers y continuent à vivre, accablés, révoltés, cependant accrochés à ce sol bourré d’ordures, y construisant de nouvelles bicoques qui font souvenir du front.

Ailleurs, me poursuit le même dépaysement. Sur les terrains vagues de la Butte-Montmartre et des Grandes-Carrières où j’allais jouer, s’élèvent des constructions rigides et désolantes comme des casernes, des fabriques, des garages. Le terrain « vaut de l’or », on n’en perd pas un pouce. Les maisons se touchent, se soutiennent, font la haie, cachent le soleil. Au printemps, nul autre feuillage que celui des marronniers et des platanes qui s’alignent sur les boulevards, enfoncent leurs racines entre les canalisations électriques et celles du gaz. Rien de ce qui témoigne d’une éternelle nature. Des lueurs de mercure et des lampes à arcs combattent les lentes nuits d’hiver ; des odeurs de goudron et d’essence, les relents des bars, des gargotes, des coiffeurs, rejettent les souffles légers du printemps ; seul l’été parisien avec son accablante chaleur rappelle la plénitude de l’heure de midi dans une plaine.

Quelques carrefours, des places, des boulevards, puis un lacis de rues où les maisons sont anonymes comme des soldats, recouvertes de leur uniforme de poussière et de suie. Je lève les yeux vers des fenêtres