Page:Europe, revue mensuelle, No 191, 1938-11-15.djvu/82

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pour la galerie des portraits de famille, à la suite de Claude, cet aîné magnanime, de Catherine, cette enfant égarée, qu’il jouerait les jeunes romantiques apaisés, avec l’auréole des anciens orages comme la gloire d’une maladie dont il aurait manqué mourir, et qu’il ferait le soir des parties de bridge avec son père et avec Claude qui aurait montré jusqu’au bout tant de bonté et d’intelligence des passions.

Bernard était moins soulevé par le désespoir que par la colère devant tous ces murs mous qui ne s’abattaient pas. Il ne savait plus s’il se révoltait contre la disparition de Catherine ou contre la victoire des siens, il lui semblait simplement honteux, impossible de vivre plus longtemps vaincu, dépouillé, pardonné, sans Catherine enlevée un jour à l’ennemi et que l’ennemi avait reprise, de qui il ne toucherait jamais plus les cheveux, le dos nu, les genoux, et qu’il devrait voir marcher au milieu des regards complaisants des familles, sans doute promue enfin à la dignité tendre des jeunes mères.

— C’est couru, se disait Bernard, ces réconciliations familiales et ces grandes cicatrisations finissent toujours par une grossesse. Cet imbécile a déjà dû lui faire un enfant…

Bernard sortit. Il était tard et le Luxembourg était depuis longtemps fermé, abandonné derrière ses grilles à une vie nocturne pleine de mystères. Il entra dans plusieurs cafés et dans des bars du Quartier Latin. Il but plusieurs fines et des grues qui avaient envie de danser lui parlèrent. Quand il n’eut plus d’argent, il remonta chez lui. Il se sentait vraiment ivre, il alla vomir dans la salle de bains. En entrant dans sa chambre, il renversa une lampe de bureau dont l’ampoule éclata avec un bruit de papier déchiré. Il brûla des lettres et des portraits de Catherine, en se disant que cette aventure lui avait suffi, qu’elle était vengée de Claude et qu’elle allait pouvoir lui être fidèle, toute sa vie.

— Est-ce vraiment l’entrée de la tragédie ? se demande Bernard. Ils m’ont vaincu…

Il se persuade que la pureté de la passion s’est heurtée à la toute puissance des mythes, de la société, du destin. Mais la passion qu’il croit encore à cette heure avoir éprouvée pour Catherine est moins pure qu’il ne le pense, elle est mêlée de jalousie, de colère, des vieux ressentiments de l’en-