Page:Europe, revue mensuelle, No 191, 1938-11-15.djvu/83

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fance ; elle manque de force et de candeur. Personne n’est là pour l’éveiller, pour lui dire qu’il s’est composé seul une femme irremplaçable : il est incapable de comparaisons, incapable de se dire qu’à son âge, il peut encore vivre sur des inconnues, et qu’il a été fou de tout jouer sur Catherine. Il est aveuglé, il ne connaît plus de l’amour que l’obstination qui lui survit. Il n’avouera jamais qu’il s’est trompé en inventant qu’il ne possédait au monde qu’une seule protection contre la mort, qu’un seul bien. Mais il est placé à un point extrême de fureur, d’où il ne découvre aucune revanche possible, aucune entreprise qui pourrait atteindre les siens, aucun moyen de retrouver Catherine. Il prend pour du désespoir l’impuissance de l’orgueil. Il n’imagine même pas qu’il pourrait reconquérir Catherine en acceptant s’il le fallait tous les partages. C’est qu’il aime moins Catherine qu’il ne croit…

Bernard pense avec cette solennité trébuchante de l’ivresse que tous les ressorts de la tragédie lui sont interdits, sauf la volonté de mourir.

— La mort pourrait être contre eux l’affirmation qu’aucun de mes actes n’a pu être. Vais-je leur sacrifier jusqu’à la liberté de ma mort, mon seul acte ?… Ils feront d’ailleurs une drôle de gueule si je me tue… J’ai tout manqué, mais je serai allé au moins un jour jusqu’au bout de moi-même. Si l’amour est perdu, sauvons au moins la tragédie !

Il est dans un de ces jours où n’importe quel homme admet que sa mort n’aurait pas pour lui-même une importance exceptionnelle, où la peur même ne le protège plus. Il ne se doute pas une seconde que cette solution désastreuse sera pour les siens un dénouement excellent. Lorsqu’ils sauront qu’il n’est plus là, qu’il est éternellement inaccessible, comme ils oublieront !

Quand, vers la fin de la nuit, après des gestes qui ne lui étaient commandés que par la rage, la paresse et l’alcool, Bernard eut avalé avec deux ou trois nausées une espèce de purée blanche de gardénal, il connut son premier répit depuis des semaines, son premier mouvement de détente et presque de bonheur. Le gardénal efface tout, comme un souffle des fleurs de glace — la douleur, la colère, la veille, les murailles, les distances, les femmes qu’on aimait et qu’on