Page:Europe, revue mensuelle, No 191, 1938-11-15.djvu/84

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ne verra plus. Bernard connut ensuite l’indifférence et comme une plongée paresseuse dans la nuit : il fut enfin capable de jugement, il se dit qu’il avait manqué l’amour, cette complicité de rire, d’érotisme, de secrets partagés, de passé et d’espoir, cette union pareille à un inceste permis, ce lien fort comme un lien venu de l’enfance et du sang et il se rappela confusément les jardins de Potamia, Marie-Anne, la journée de Trianon, les moments où il avait vu paraître des présages du bonheur. Toute cette tempête et ce dernier calme lui parurent soudain d’une effrayante absurdité. Il n’aimait même plus Catherine et il allait mourir volé. Quelle folie ! Il fallait pourtant vivre !

Bernard voulut se lever, courir, se délivrer du poison, mais il n’arriva qu’à glisser de son lit et à atteindre sans même se redresser, s’agenouiller, l’entrée de la salle de bains où il s’enlisa enfin dans les vases gluantes du sommeil.

Le matin, la femme de ménage entra comme tous les jours et elle poussa des cris en voyant Bernard étendu à moitié sur le tapis cloué de sa chambre et à moitié sur le dallage blanc et noir de la salle de bains ; elle le toucha et sentit sous ses doigts la glace ignoble des morts. C’était la concierge, elle descendit dans sa loge, les courses, le drame commencèrent.

L’après-midi, Catherine vint voir le corps de Bernard. La chambre était déjà pleine de chrysanthèmes et de glaïeuls ; tout était établi dans l’ordre de la mort : Bernard était caché jusqu’au menton par son drap, ses genoux et la pointe de ses pieds soulevaient toute cette blancheur. Mme Rosenthal était assise au chevet de son fils et elle ne pleurait plus : personne n’est un monstre, elle avait sangloté des heures. Quand sa belle-fille entra silencieusement, elle la surveilla. Catherine portait un tailleur noir, elle s’avança jusqu’au lit et regarda le corps pendant une durée insupportable, elle ne fit pas un mouvement ; c’était une jeune femme qui promettait beaucoup, ou peut-être la maîtrise de soi ne lui coûtait-elle pas d’effort. Elle soupira enfin et regarda autour d’elle et comme si ce soupir et ce regard avaient été des signaux qui mettaient fin à la paralysie de l’alerte, Mme Rosenthal se leva et vint embrasser sa belle-fille : tout était véri-