Page:Europe (revue mensuelle), n° 125, 05-1935.djvu/116

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aux traîneaux de voler en tous sens, remplissant l’espace des sons de leurs clochettes.

Adrien, la valise sur l’épaule, quitta la rue du Général Ipatescu, comme on quitte un hôpital lorsqu’on est tuberculeux, l’âme engourdie et vide du convalescent qui ignore si c’est la vie qui l’attend dehors, ou bien le retour de la maladie. Absence totale de sentiments marqués. Ni amour, ni haine. Ni espoir, ni appréhension. La sortie de ces cinq semaines de claustration, avec l’abominable vision de la fin, le laissait indifférent devant la liberté retrouvée. Il n’éprouvait pas même le besoin de revoir Mikhaïl, dont il ne savait plus rien. Et, chose curieuse, il se sentait bien ainsi : ne plus être poussé par aucune volonté intérieure d’agir dans un sens ou dans un autre.

Mais, parvenu au milieu d’une artère principale, la foule des traîneaux galopant comme des fantômes, le givre abondant des arbres et la blancheur aveuglante du paysage lui donnèrent l’envie de prendre un traîneau. Il en héla un et monta :

— Où allons-nous ?

— Où vous voulez. Promenez-moi un peu. Tenez : le long des quais de la Dâmbovitza.

Le froid cinglant lui fit du bien, sans le réveiller. Il somnolait, les yeux mi-ouverts, la valise à ses pieds, ne sachant pas comment il mettrait fin à cette course. Des édifices, des rangées d’arbres, des piétons pressés, parfois, l’image d’une grande dame ou d’un richard emmitouflés dans leur fourrure défilaient rapidement en sens contraire. Il se pelotonna dans le gros plaid du traîneau. À Cotroceni, le cocher demanda :

— Nous continuons ?

— Non. Conduisez-moi à une bonne pâtisserie, avenue de la Victoire.

Devant la pâtisserie, il se demanda ce qu’il allait faire de sa valise, pas bien belle. Tant pis :

— Attendez-moi dix minutes, dit-il au cocher. Il entra et demanda des gâteaux, prenant place à une table du fond du magasin. À cet instant même, il pensa à Loutchia et, une minute après, elle parut, suivie de Poutsi, l’avocat de la fête champêtre. Aussitôt il leur tourna le dos pour ne pas être vu,