Page:Europe (revue mensuelle), n° 125, 05-1935.djvu/123

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maient leurs bâillements. De la lumière électrique indiscrète, des messieurs à monocle, très discrets, qui épiaient le voisin du coin de l’œil. Des conversations à voix basse, qui cessaient dès qu’un nouveau client apparaissait dans le local.

Ce n’était pas ça non plus. Adrien sentit que les yeux à monocle lui fouillaient poliment le ventre et pénétraient jusqu’à son revolver. Il avala son eau tiède et vida les lieux :

— Au diable, avec vos têtes bien surveillées !


C’était l’heure où les plapamari, la journée finie, prenaient leur thé. Adrien ne voulut pas être de la compagnie. Il n’avait pas envie de parler, ni de voir qui que ce soit. Possédant la clef de l’atelier, du côté de la cour, il décida de rentrer après la fermeture, vers les neuf heures. Mais jusque-là, où passer le temps ? Dans un restaurant ? Il n’avait pas faim.

Il dut tout de même y aller, à cause du froid et par dégoût des autres locaux publics.

Seigneur, que les heures sont sinistres quand le désespoir vous ronge l’âme ! Jamais Adrien n’avait su ce que c’était que la longueur du temps. Au contraire, pour lui, le temps avait toujours été trop court, même lorsqu’il ne faisait rien. Que s’est-il passé ? Comment son bel équilibre venait-il de se briser ?

« Je suis peut-être malade. Mikhaïl avait dit que la tuberculose nous guette. »

Il se peut. Pourtant il y avait un fait précis : Loutchia ! Ce n’était pas là une souffrance imaginaire, mais une atrocité insupportable. Il n’en sortira pas sans qu’un événement vienne promptement lui faire passer ce mal. Quel événement ?

Avec des précautions, pour ne pas être vu par les clients du bistrot où il se trouvait, Adrien tira le revolver de la poche du pardessus et le contempla, sur ses genoux :

— « Ce doit être terrible, que de lever le bras, coller le canon sur la tempe et appuyer sur la gâchette. »

Pour l’instant, il n’était pas décidé à ce geste. Mais l’idée qu’il pouvait le faire n’importe quand lui apportait du calme.

À neuf heures, il pénétrait dans l’atelier et, sans allumer, passa dans le « Bureau ». Léonard était là, allongé sur le banc, le visage éclairé par la lumière du réverbère. La solitude qui