Page:Europe (revue mensuelle), n° 125, 05-1935.djvu/124

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

régnait glaça le cœur d’Adrien. Il n’eut pas la force de dire bonsoir, ni d’articuler aucun autre mot. Il prit place sur la chaise à côté de Léonard, qui ne s’était pas rasé depuis plusieurs jours. Cela le rendait presque méconnaissable. Il regardait Adrien, la bouche entr’ouverte, les paupières mi-closes, immobiles. On ne voyait pas ses yeux. Aussi n’était-ce pas un regard qu’il avait. C’était une attitude. Il semblait dire :

— Maintenant je suis prêt.

Au bout de dix minutes, Adrien comprit que le cadavre de Macovei les séparait et rendait sa présence inutile à côté d’un homme qui était lui aussi un mort. Il eût voulu se retirer mais ne savait comment, quand le pilier du réverbère retentit sous le coup de matraque de Méphisto, qui hurla, lugubre, la voix enrouée :

Li-vor-no-o-o !

Adrien sursauta. Il se leva, tremblant, alla dans le dépôt de l’atelier et se fourra vivement dans un tas de vieilles couvertures, où le sommeil ne tarda pas à venir le plonger dans le néant.


Le lendemain matin devait avoir lieu l’enterrement de Macovei. Adrien se leva avant l’ouverture de l’atelier et se sauva. Il passa toute la journée au musée historique et au musée d’histoire naturelle. Sans rien y voir. L’âme plus vide que jamais. Le soir, à sept heures comme il dînait dans un petit restaurant, une jeune femme, voisine de table lui fit de l’œil. Il accepta aussitôt l’invitation, ils prirent le café ensemble, il écouta, sans presque desserrer les dents, une fade lamentation concernant l’hiver dur et le « manque de travail » et, à la fin, alla coucher avec la femme dans un petit hôtel rue Coltsea.

Il ne la toucha pas de toute la nuit. Le jour venu, une affreuse nouvelle l’attendait dans les journaux, alors qu’il prenait son café turc : Léonard s’était suicidé la veille au soir. Le journal racontait que « M. Cristin, le socialiste bien connu, inquiet de l’abattement moral dont avait fait preuve Léonard après l’enterrement de son ancien associé, était allé à huit heures du soir au bureau de placement, s’enquérir de son état, il l’avait trouvé pendu à la serrure même de la porte intérieure