Page:Europe (revue mensuelle), n° 143, 11-1934.djvu/70

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plusieurs jeunes hommes — qui sont restés mes amis — fréquentaient cette académie. On ne parlait pas que peinture, mais aussi littérature, j’entendis pour la première fois prononcer certains noms : Baudelaire, Rimbaud, Stendhal, André Gide, et on me prêta quelques livres. J’étais heureux, curieux, avide. Ce n’était pourtant pas cette fièvre de vivre dont on parlait ; comme la guerre, l’après-guerre a eu ses légendes. J’avais le sentiment qu’il me fallait me hâter, ne point perdre un jour, que l’avenir n’était pas trop sûr.

Car, pendant que je me choisissais des dieux, dans des régions que je ne connaissais guère, on nous fabriquait une nouvelle Europe. Ce n’est pas moi qui pouvais prévoir les jolis résultats de ces travaux. Je ne pouvais m’attacher beaucoup plus aux événements qui se déroulaient en France. La peinture s’était emparée de moi, comme un amour — me comprendront ceux qui ont pratiqué cet art, ou qui l’aiment avec passion. Je vendis plusieurs toiles, je fis des travaux de décoration, je ne fus plus trop à la charge de mes parents.

Au milieu de ces occupations et de ce bonheur, il m’arrivait souvent de songer à la guerre. Je n’avais revu aucun camarade, ne m’étais affilié à aucune société de combattants ; je n’avais que haine pour tout ce qui me rappelait mon passage à l’armée. Ancien combattant ! Par instant, je ne croyais pas en être un, tant j’étais jeune. J’avais décidé de ne plus lire les journaux, de me consacrer à la peinture. J’aurais pu me nourrir d’art et d’esthétique ; par bonheur, j’habitais toujours avec mes parents la maison où la guerre nous avait surpris, un quartier ouvrier du dix-huitième arrondissement. Je ne m’imaginais pas supérieur à mes anciens camarades et ne me parais pas du nom d’artiste. Je comprenais peu à peu que l’art — et l’esprit — ne devait avoir d’autre but que de vous aider à devenir pleinement un homme.