Page:Europe (revue mensuelle), n° 143, 11-1934.djvu/72

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Même moi, avec mes découvertes et mes joies de peintre, je sentis ce changement. Ce n’était pas en vain que j’avais subi des épreuves ; que j’avais appris à sentir, à penser par moi-même, à percer les mensonges des journaux, ceux de nos chefs. Je recherchais l’esprit seulement là où il se trouvait ; je prenais conscience de notre condition d’homme. On peut croire qu’il n’entre dans ces aveux ni satisfaction ni orgueil, que je ne tiens pas à me montrer plus intéressant ou meilleur que je n’étais, mais tout bonnement à dire de quelle façon j’ai pu échapper au fiasco qui nous guettait.

En temps de paix comme en temps de guerre, il y a les « signes ». Je veux dire des détails infimes, des silences, des découvertes, des nuances qui rendent sensible aux changements d’atmosphère — autant que peut l’être pour son compte un malade. Mes parents avaient déménagé et tenaient un petit hôtel, c’était l’Hôtel du Nord. J’y voyais défiler des couples, des ménages, des garçons venus du fond de leur province, des Polonais, des Italiens. Tout ce monde travaillait, peinait, s’amusait, aimait. Une fois de plus, je me mêlais directement à la vie. Qu’en pouvais-je saisir avec mes couleurs et mes pinceaux ? Des croquis, des dessins ? Je ne me souciais que de peindre. Ceux qui ne goûtent point vraiment la peinture ne connaissent pas ses exigences, ses sources profondes. Peindre des pommes, un paysage, cela peut tenir lieu de sujet et de drame. Tous les problèmes d’ordre plastique, je le répète, sont assez vastes pour absorber toute la pensée d’un homme. Et la plupart des peintres ne se font pas faute d’agir ainsi, de n’avoir aucune autre activité, de ne connaître d’inquiétudes que celles de leur art. Jusqu’au jour où il leur est matériellement impossible de s’y livrer — c’est pourquoi la peinture est le fait d’époques heureuses. Sans doute n’étais-je pas pleinement peintre ? ou beaucoup trop pour introduire dans ma peinture des éléments