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Page:Félix-Faure-Goyau - La vie et la mort des fées, 1910.djvu/315

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CARLO GOZZI ET LA FÉERIE VÉNITIENNE

et de la vie réelle, vous êtes arrêtée à Venise, d’où vous est venu ce désir de la mort, cette soif d’être mortelle comme votre époux, et de voir vos enfants mortels comme vous-même ? Quelle philosophie se cache sous ces étourdissantes aventures ? Les soleils couchants et les roses d’Eldorado, ses vagues bleues et ses palais de marbre, ses villes d’or qui resplendissent une seconde dans les nuages du soir pour sombrer dans la nuit, tout cela ne vous suffisait donc pas, et c’est la mort qui vous fascinait, ce soleil noir de la mort que les hommes, disent nos penseurs, ne sauraient regarder fixement, mais que votre cœur de petite fée amoureuse saluait comme la plus belle et la plus glorieuse des promesses ? Chez aucun de nos poètes tragiques, non, pas même chez les plus grands, je ne vois d’héroïne plus touchante, ni plus mystérieuse que cette fée aspirant à mourir. Qu’un Shakespeare eût fait passer sur elle les grandes ondes de la poésie, qu’un Musset même eût tenté de fixer la larme tremblante au bord de son sourire, elle compterait parmi les figures inoubliables. Gozzi nous la laisse deviner et nous donne à rêver ce qu’elle pourrait être. C’est tout, mais c’est beaucoup déjà. Vernon Lee, qui se fit avec de tant de bonheur l’historiographe de Gozzi, remarque très justement que les auteurs parfaits vont au grand public, et que les artistes, les rêveurs, les imaginatifs s’arrangent à merveille des imparfaits, pour le plaisir de suppléer eux-mêmes à ce qui leur manque. Soit : le lecteur à ce compte serait assez souvent flatté qu’un écrivain réclamât de lui quelque peu de collaboration. Gozzi fait appel à la nôtre. Cette fée ambitieuse de mourir et qui aime un mortel, ne veut pas survivre à son amour, et, sans doute, l’immortalité des fées n’est