Page:Fénelon - De l’éducation des filles. Dialogues des morts.djvu/158

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croient qu’un auteur ne se soutient pas quand il passe d’un genre vif et rapide à un autre plus doux et plus modéré. Ils devraient savoir que la perfection est d’observer toujours les divers caractères, de varier son style suivant le sujet, de s’élever ou de s’abaisser à propos, et de donner, par ce contraste, des caractères plus marqués et plus agréables. Il faut sonner de la trompette, toucher de la lyre et jouer même de la flûte champêtre. Je crois que tu voudrais que je peignisse Calypso avec ses nymphes dans sa grotte, ou Nausicaa sur le rivage de la mer, comme les héros et les dieux mêmes combattant aux portes de Troie. Parle de guerre, c’est ton fait, et ne te mêle jamais de décider sur la poésie en ma présence.

Achille. — Oh que tu es fier, bonhomme aveugle ! tu te prévaux de ma mort.

Homère. — Je me prévaux aussi de la mienne. Tu n’es plus que l’ombre d’Achille, et moi je ne suis que l’ombre d’Homère.

Achille. — Ah ! que ne puis-je faire sentir mon ancienne force à cette ombre ingrate !

Homère. — Puisque tu me presses tant sur l’ingratitude, je veux enfin te détromper. Tu ne m’as fourni qu’un sujet que je pouvais trouver ailleurs ; mais moi je t’ai donné une gloire qu’un autre n’eût pu te donner et qui ne s’effacera jamais.

Achille. — Comment ! tu t’imagines que sans tes vers le grand Achille ne serait pas admiré de toutes les nations et de tous les siècles ?

Homère. — Plaisante vanité, pour avoir répandu plus de sang qu’un autre au siège d’une ville qui n’a été prise qu’après ta mort ! Hé, combien y a-t-il de héros qui ont vaincu de grands peuples et