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JEAN DE BRÉBEUF

lacs et sillonnée de rivières. Çà et là s’élevaient de belles bourgades autour desquelles croissaient des arbres fruitiers. C’était le pays des Agniers où commandait l’Araignée.

Celui-ci dit à ses guerriers :

— À notre départ pour le pays des Hurons, il avait été convenu que si je revenais avec Madonna, un grand feu serait allumé sur le sommet de cette montagne, afin que toute ma tribu apprit mon retour et qu’elle vînt à notre rencontre pour nous escorter triomphalement jusqu’à notre village. Eh bien ! que ce feu brille !

Durant une heure les compagnons du chef agnier entassèrent des branches de sapins. Puis au moment où la nuit tombait ils y mirent le feu. Les flammes s’élevèrent très hautes dans l’espace où ne courait nul vent, et de gais pétillements résonnèrent dans les échos. Peu après une rumeur immense et lointaine s’éleva, et cette rumeur semblait faite de joie. On vit bientôt des feux briller dans plusieurs bourgades. Des salves de mousqueterie retentirent. Des chants d’allégresse montaient dans le ciel serein illuminé d’étoiles. Puis d’autres feux s’allumaient, plus lointains. D’autres rumeurs joyeuses éclataient. D’autres chants retentissaient. Puis chants et rumeurs se rapprochaient de moment en moment… la nation iroquoise accourait saluer son jeune chef et sa compagne.

Marie, à l’écart et assise sur une pierre, entendait toute cette joie, tous ces chants d’allégresse, elle voyait par l’imagination toute une nation se courber devant elle, elle entendait leurs louanges, et pourtant elle demeurait mal à l’aise et comme épouvantée. De temps à autre elle essuyait une larme furtive, et jetait vers l’Araignée qui, debout près du feu, bras croisés, souriant avec triomphe, regardait la vallée d’où montaient déjà les hommages de sa nation, oui Marie lui lançait un regard empreint d’un mélange de crainte et d’horreur.

Pauvre fille ! comme l’avait pensé Jean de Brébeuf, ce n’était pas de plein consentement qu’elle avait suivi l’Araignée, surtout après les menaces que le jeune chef lui avait faites au pied de la palissade du village Saint-Louis ; si, après la mort de Jean Huron, elle s’était décidée à s’en aller au pays des Iroquois, c’est parce qu’elle avait redouté que le Père Noir ne tombât, comme Jean Huron, sous les coups de l’Araignée ou de ses guerriers féroces.

Une première fois elle avait consenti à devenir la femme du chef agnier sur la promesse de celui-ci que la vie du Père Noir et celle des habitants de Saint-Louis seraient respectées ; pour la vénération qu’elle avait pour le missionnaire et l’amour de sa tribu elle s’était courageusement sacrifiée. Car elle avait puisé dans les enseignements de la religion catholique l’amour du sacrifice et de l’abnégation, vertus dont le missionnaire lui avait donné amplement l’exemple. Mais elle ne voulait pas se sacrifier inutilement. Si l’Araignée, en dépit de sa promesse, allait revenir pour massacrer ses frères, Marie ne le suivrait pas dans son pays, elle ne serait pas sa femme, elle resterait dans sa nation pour y mourir avec elle. Aussi, au pied de la palissade de Saint-Louis, tenta-t-elle d’échapper au jeune iroquois qui l’avait trompée. Mais elle fut emmenée au travers de la forêt. Et dès ce moment elle s’était promis de reprendre sa liberté à la première occasion venue.

Puis était survenu le drame si inattendu de la forêt, alors que Jean Huron, qui voulait arracher la jeune fille à son ravisseur, était tombé sous le tomahawk d’un Iroquois. Marie eût donné sa vie pour sauver celle de son fiancé, elle l’eût donnée sans marchander. Elle aurait également donné sa vie volontiers pour protéger l’existence du Père Noir. Et lorsqu’elle aperçut Jean de Brébeuf face à face avec l’Araignée, elle redouta que celui-ci, par traîtrise, ne tuât ou fît tuer le missionnaire. Or, en consentant à poursuivre son voyage au pays des Iroquois avec l’Araignée, elle s’imaginait protéger la vie de Jean de Brébeuf, et elle se réjouissait en elle-même de son sacrifice et demandait à Dieu de toujours protéger le bon missionnaire, prête à donner tout son sang si c’était nécessaire pour que la vie du Père Noir fût respectée. Et elle était partie avec l’Araignée pour qui son horreur grandissait depuis que Jean Huron était tombé sous ses yeux.

Or, maintenant qu’elle était arrivée aux portes du pays iroquois, Marie revenait sur les événements qui avaient précédé son départ de Saint-Louis. Elle avait pris la décision de se sacrifier l’après-midi même où elle avait reçu le message singulier du