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L’ÉTRANGE MUSICIEN

n’auraient pu découvrir dans sa cachette et filent du côté d’où partent les cris et les hurlements de la mère Babeux.

— Ça y est ! se dit Brimbalon avec satisfaction.

Et sortant des broussailles, il se met à courir à toutes jambes vers la cambuse, car il ne faut pas perdre de temps. Là, il jette un rapide coup d’œil par la fenêtre. Dans la cabane, il découvre la mère Sirois étendue sur un grabat, et ivre morte, et sur le plancher, près du grabat, le mendiant peut voir la cruche d’eau-de-vie à même laquelle la sorcière s’est abreuvée. Mais dans l’angle opposé il y a un autre grabat, et sur ce grabat une jeune et belle femme est allongée et solidement attachée au grabat. Le mendiant à cette vue vient tout près de tomber de surprise.

Il connaît cette jeune femme en belle toilette… Ah ! s’il la connaît.. Ne lui a-t-il pas vendu des pelleteries à Ville-Marie et tout récemment ? Et n’est-ce pas cette « princesse » qui habite la petite maison de pierre de la rue du Palais ? Oh ! oui… et que de choses il pourrait dire encore sur son compte ! Mais le temps presse, et il faut remettre à plus tard tous les « pourquoi » et tous les « comment » qui se pressent trop interrogativement et trop à la fois à l’esprit du mendiant. Il suffit que Brimbalon ait trouvé la clef qui lui ouvrira la porte du mystérieux labyrinthe où il a cru un moment se voir engagé.

Et sans plus le mendiant s’élance vers la porte, la pousse et entre. La jeune femme avait les yeux fermés, mais elle ne dormait pas. À l’entrée du mendiant elle releva ses paupières, et la plus grande surprise se manifesta dans ses regards, car ce mendiant, elle le connaissait fort bien. Sachant que celui-là n’était pas méchant, elle s’écria :

— Ah ! père Brimbalon… est-ce vous ? est-ce vous ? Oh ! je vous en supplie, délivrez-moi… emmenez-moi hors de ce taudis !

De fait, la propreté et le luxe manquaient certainement.

— Oui, c’est bien le père Brimbalon qui vous apparaît, joli dame, et je pense que nous sommes déjà de vieilles connaissances. Mais là, vous m’avez l’air joliment prise au piège !

— Délivrez-moi, père Brimbalon, pour l’amour du Ciel ! Je vous promets mille livres d’or… deux mille si vous voulez… Mais, de grâce, emmenez-moi au plus vite !

— Rassurez-vous, belle dame, car on a du cœur, tout mendiant qu’on est. Je vous délivrerai sans la promesse de vos beaux écus d’or. Mais, naturellement, quand on est pauvre et misérable comme je suis, on ne saurait refuser mille livres comme ça, encore moins deux mille livres. Non, on ne peut être sot à ce point !

— Je vous promets les deux mile livres, père Brimbalon.

— C’est bon ! c’est bon ! mais il faut faire vite, parce que vos gardiens peuvent revenir au galop. Voyons ! pouvez-vous marcher ?

— Je ne sais pas, mes pieds et mes jambes sont tellement engourdis.

— Il faudra essayer…

Et déjà le mendiant, à l’aide d’un long couteau qu’il avait tiré de sous sa cape râpée, coupait diligemment les cordes qui retenaient la jeune femme prisonnière sur le grabat.

Lorsqu’elle voulut se mettre debout, ses jambes refusèrent à la porter, et elle retomba sur le grabat.

— Ah ! non, père Brimbalon, je ne pourrai pas marcher, gémit-elle.

— Qu’à cela ne tienne, répliqua le mendiant, Je vous porterai. On est vieilli, mais il reste encore du nerf sous la peau.

Lucie ne put entendre ces dernières paroles. elle venait de s’affaisser sur le grabat, privée de connaissance.

Le mendiant ne fit ni une ni deux. Il enleva la jeune femme dans ses bras et sortit de la cambuse, sans même se donner la peine de refermer la porte.

— Au diable ! la coquine de sorcière ! gronda-t-il. Au diable ! ces deux imbéciles de malandrins qui ont menacé la moelle de mes os !

Et il se mit à courir autant que le lui permettait son fardeau. Comme il allait atteindre les premières baraques de la ville, il crut distinguer les silhouettes des deux individus chargés de monter la garde à la cambuse de la mère Sirois. Il se jeta vivement dans un bouquet d’arbustes et attendit.

C’étaient, en effet, les deux factionnaires qui revenaient tout en échangeant des propos à voix basse.

Comme ils passaient près de l’endroit où Brimbalon s’était dissimulé, l’un d’eux disait avec humeur :

— Cette vieille dinde de mère Babeux… Ah ! si j’avais su…

— Et moi qui pensais, fit l’autre en ricanant, avoir affaire à une belle jeune femme comme celle que nous avons ordre de surveiller ! Si j’en ai fait une grimace en apercevant la vieille carotte !

— Et dire que cette sacrée guenon n’avait pas le moindre mal ! On aurait bien dû la laisser là, au lieu d’aller la reconduire jusqu’à son logis. Non… c’est un peu trop de galanterie…

— Bah ! l’affaire est faite, que nous sert de nous plaindre ! Nous nous rattraperons à même la cruche de la mère Sirois, car elle doit être joliment soûle à présent.

— Tout juste, nous achèverons la cruche…

Et les deux hommes parurent accélérer le pas en poursuivant leur chemin. Peu après on ne les entendait plus.

Un peu reposé, Brimbalon continua sa route. Lucie n’avait pas repris connaissance. Il fallut encore un gros quart d’heure au mendiant pour atteindre son domicile. Et lorsqu’il entra chez lui il était hors d’haleine et tout mouillé de sueurs.

N’importe ! ce n’est pas lui qui se plaindrait. Non… il était content, car ses deux mille livres étaient gagnées.

Il déposa la jeune femme sur l’unique lit de la baraque et essaya de la ranimer. Peine perdue, la jeune femme ne bougeait pas.

— Allons ! se dit le mendiant, elle reviendra d’elle-même. Pendant ce temps-là je vais courir au premier cabaret pour m’en rapporter une cruche ; je pense que j’ai soif !