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Page:Féron - L'étrange musicien, 1930.djvu/46

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L’ÉTRANGE MUSICIEN

Il prit une cruche vide, la mit sous son bras et sortit de sa baraque.

Dix minutes après il était de retour. En entrant il aperçut la jeune femme debout près du lit. Ses yeux étaient hagards, elle respirait avec effort et chancelait. À la vue de Brimbalon, elle poussa un cri, étendit les bras, battit l’air et s’écrasa sur le plancher.

— Diable ! diable ! murmura le mendiant en posant vivement sa cruche pleine sur la table, ça commence à regarder mal… Pourvu que l’affaire ne se gâte point !

Il alla relever la jeune femme et la reposa doucement sur le lit.

Sa respiration était maintenant plus douce et plus régulière, et à la regarder ainsi on aurait pensé qu’elle sommeillait du plus paisible des sommeils.

Quoique inquiet et assez mal à l’aise, et peut-être même à cause de ce malaise, le mendiant se mit à table et se versa une large rasade qu’il enfila d’un trait. Puis il s’en versa une deuxième.

— Je crois bien, dit-il, que je vais faire comme la mère Sirois, je vais m’humecter jusqu’à ce que je sois trempé de part en part…

Il se tint parole. Au bout d’une heure il avait vidé la cruche de moitié. Il se leva et, titubant et zigzaguant, il se dirigea vers un coin de sa baraque où se trouvaient entassées de vieilles hardes sur lesquelles il se laissa tomber… il dormait déjà d’un lourd sommeil.

Lucie ne s’était pas réveillée…

XIII


Lorsqu’au matin suivant le mendiant s’éveilla, il avait perdu le souvenir des faits de la nuit. Énorme fut son étonnement de voir une belle jeune femme, splendidement toilettée, arpenter le plancher de sa cambuse. La jeune femme marchait à pas saccadés. Les hauts talons rouges de ses souliers claquaient sur les planches mal solides. Et elle gesticulait, disait des mots indistincts, s’arrêtait brusquement, prenait sa tête à deux mains, puis poursuivait sa marche agitée. À force de secouer la tête, ses cheveux se défaisaient, ils tombaient sur ses épaules, puis jusqu’à ses reins, comme on pourrait voir un bloc d’or fondre et se répandre comme un flot.

Bien que le jour fût venu, la baraque du mendiant était plutôt obscure, n’étant éclairée que par une petite fenêtre. Et dans ce coin où le mendiant s’était jeté sur un tas de vieilles hardes le soir précédent il faisait encore plus sombre, si bien qu’on ne pouvait le voir. Aussi, la jeune femme devait-elle se croire seule et abandonnée dans cette baroque inconnue. Mais elle ne paraissait pas se préoccuper du lieu où elle se trouvait, d’autres pensées, sans doute, occupaient son esprit.

Et le mendiant la considérait, tout en faisant mille efforts pour réveiller sa mémoire endormie. Il y réussit enfin. Oui, il se rappela l’enlèvement de cette jeune femme au Château… La belle voiture de Son Excellence de Ville-Marie… La cambuse de la sorcière… Les deux factionnaires… La mère Babeux jetant dans la nuit des cris de détresse… Puis cette jeune femme prisonnière chez la mère Sirois, la sorcière… Oui, Oui… le mendiant se retrouvait à la fin. Puis, soudain, il crut voir briller quantité de pièces d’or… les deux mille livres promises par cette jeune femme, s’il la délivrait des mains de ceux qui l’avaient enlevée !

Brimbalon, à cette pensée qu’il allait toucher deux mille livres, se sentit transporté de joie. Mais il continua à se tenir coi, n’osant pas encore troubler la jeune femme, laquelle, immobile maintenant au milieu de la pièce, paraissait absorbée en de profondes pensées.

Après un moment de silence, elle murmura plaintivement :

— Oh ! oui, vaut mieux mourir de suite… Et pourtant… mourir sans avoir revu mon enfant… sans l’avoir embrassé !

Un long et lourd soupir souleva sa poitrine, et elle poursuivit :

— Ah ! non, je ne veux pas mourir maintenant… Je veux le revoir avant… je veux qu’il sache que je suis sa mère… que je l’aime. Je veux lui demander pardon pour l’avoir abandonné, et lorsqu’il m’aura pardonnée, je voudrai me griser de ses caresses… Alors, peut-être, je pourrai mourir…

Elle alla à la fenêtre pour jeter dehors un regard distrait et maladif. Le soleil levant projetait ses rayons roux sur les toits de la ville. Et la ville sortant du sommeil de la nuit s’animait peu à peu. De temps à autre un ouvrier passait dans la rue, portant ses outils sur l’épaule. Ou c’était un matelot qui s’en allait à son navire en chantant. Un petit boutiquier trottinait vers sa boutique. Des femmes matineuses couraient déjà au marché, un panier au bras. Par les fenêtres ouvertes des maisons voisines passaient des bruits de voix, des chocs d’ustensiles, des larmoiements de marmots, des rappels à l’ordre, des toussottements, des plaintes, et quelquefois des jurons ou des éclats de rire. La jeune femme ne paraissait rien entendre de tous ces bruits si divers de la ville. Elle pensait… pensait… pensait !

Après un long moment, comme mue par une idée quelconque, elle alla à la porte qu’elle essaya d’ouvrir. Elle n’y réussit pas à cause d’un ingénieux système de barres, de chaînes et de verrous dont le mendiant seul avait le secret. Elle retourna à la fenêtre en soupirant. Mais tout à coup elle promena autour d’elle un regard surpris. Elle parut examiner toutes les choses qui l’entouraient. Et sa surprise paraissait croître de seconde en seconde.

— Mon Dieu ! proféra-t-elle, où suis-je ici ?

Comme si elle eût été saisie de peur, elle courut de nouveau à la porte, mais elle ne put trouver le secret des barres et des verrous.

Découragée, elle traversa la baraque et alla s’asseoir sur le lit où, les coudes sur les genoux et le front dans les mains, elle se replongea de plus belle dans l’abîme de ses pensées sombres.

Le mendiant ne bougeait pas encore, il la regardait toujours.

Peu après son ouïe saisit un bruit de gouttes d’eau tombant l’une après l’autre sur le plancher. Il leva la tête, regarda plus attentivement la jeune femme puis le plancher. Alors il