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LA BESACE D’AMOUR

Seuls Bigot et Mme  Péan étaient demeurés à leur place.

— Mon Dieu ! pleura Mme  Péan, nous allons mourir !

Calme et froid comme un capitaine sur son navire en détresse Bigot répondit :

— N’ayez crainte, madame, on ne touche pas à l’intendant-royal !

— Par prudence, allez chercher une épée !

— Madame, je n’ai besoin d’épée, je vous l’assure !

À quelques pas d’eux seulement les épées cliquetaient… Jean Vaucourt, malgré son habileté, malgré sa vigueur, faiblissait sous le nombre. Déjà quelques épées l’avaient atteint légèrement, et il sentait que sa dernière heure allait sonner. Mais il ne voulut pas mourir seul… Avec une énergie sauvage, il se mit à attaquer tout en parant ; deux officiers furent gravement blessés. La fureur grandit chez les ennemis du jeune homme, chacun voulut de sa propre lame abattre Jean Vaucourt. Il y eut une poussée, des cris, de la confusion.

— Il m’appartient ! clama de Loys !

Il venait de bousculer trois ou quatre officiers qui faisaient face à Jean Vaucourt et qui voulaient en finir. Et de Loys se trouva le principal adversaire du jeune capitaine. Mais cela n’empêcha pas la confusion de grandir…

Or, cette confusion permit aux événements de changer de face.

Pendant que tous les regards se rivaient ardemment sur les combattants, le vieux mendiant, qui avait roulé ivre-mort en bas de l’estrade, se releva doucement, rampa sous la table, puis sous les arbrisseaux qui s’alignaient le long des murs, puis atteignit la porte donnant sur le vestibule… Jusque-là, il était demeuré inaperçu. Mais là se tenait en tas toute la valetaille, qui demeurait immobile spectatrice de la bataille. Cette valetaille, en apercevant le mendiant, poussa un cri et se recula en désordre vers le fond du vestibule. Mais le mendiant venait de faire un bond énorme jusqu’à la panoplie d’où il décrochait une longue rapière, et d’un bond encore il apparaissait à côté de Jean Vaucourt, fulgurant, terrible. Et il était à peine apparu, il avait à peine fait siffler la rapière, que trois gentilshommes étaient étendus sur le carreau.

Une clameur effroyable retentit avec ce nom :

— Flambard !…

Oui, c’était Flambard… et le sang déjà ruisselait, les gentilshommes et les officiers tombaient ou se retiraient du combat, éclopés, sanglants. La rapière de Flambard et l’épée de Jean Vaucourt faisaient un véritable massacre : dix cadavres déjà gisaient sur le tapis de la salle des festins.

Tout à coup un domestique accourut vers Bigot, tout effaré, tout tremblant :

— Monsieur, murmura-t-il, monsieur Rigaud de Vaudreuil vient d’arriver.

Sans se troubler le moindrement l’intendant s’avança vers les combattants et prononça tranquillement :

— Rengainez, gentilshommes du roi !… c’est monsieur de Vaudreuil !…


CHAPITRE XII

OÙ JUSTICE EST RENDUE AU COMTE DE MAUBERTIN


Les épées s’arrêtèrent, suspendues, le silence se fit, puis les lames rentrèrent vivement dans les fourreaux. Seuls Flambard et Jean Vaucourt gardèrent leurs épées à la main.

Il était temps… Rigaud de Vaudreuil pénétrait dans le premier salon accompagné de quelques officiers de sa suite.

Cadet se précipita, tout étourdi de cette visite inattendue, un peu inquiet même.

— Monseigneur… bégaya-t-il… mille pardons ! Nous ne savions pas. Nous vous avons attendu, mais comme vous ne veniez pas…

Rigaud de Vaudreuil esquissa un sourire sans signification, car il connaissait d’ores et déjà les orgies auxquelles se livraient ces louches personnages, et répliqua :

— Si je n’ai pu venir à votre fête, monsieur, c’est pour le motif que des affaires de haute importance m’ont retenu. Je vous demande donc pardon de vous déranger. Mais une affaire impérieuse me conduit chez vous ce soir.

Durant l’échange de ces paroles courtoises tous les invités avaient envahi le premier salon. Les gentilshommes et les officiers avaient de leur mieux réparé leur toilette, les femmes s’étaient remises un peu de leur émoi, et dans la salle à manger les nombreux serviteurs avaient en quelques secondes fait disparaître toutes traces du combat. De sorte que Vaudreuil ne parut nullement soupçonner ce qui venait de se passer en la demeure de monsieur Cadet.

Après Cadet, l’intendant, souriant, s’approcha de Rigaud de Vaudreuil.

— Monsieur, dit-il de cette voix qu’il savait rendre si suave, c’est un grand honneur que vous nous faites !

— Monsieur l’intendant, répliqua froidement Rigaud, comme je l’ai expliqué à monsieur Cadet, c’est une affaire urgente qui m’amène. L’on vient de m’apprendre que monsieur le comte de Maubertin est en cette maison.

— Ah ! monsieur le comte de Maubertin… s’écria Cadet avec une profonde révérence faite dans le but de cacher l’émoi qui venait de l’assaillir, c’est exact, monsieur. Depuis deux mois monsieur le comte est sous les soins de mon médecin.

— On dit qu’il a été blessé lors de l’incendie de sa maison ? fit interrogativement Rigaud.

— Parfaitement. Mais mon médecin m’assurait pas plus tard qu’hier que monsieur le comte serait tout à fait remis dans deux ou trois jours.

En prononçant ces paroles Cadet échangea un regard d’intelligence avec l’intendant.

Bigot appela un domestique et lui dit à voix très basse :

— Vous savez mes instructions relatives au comte de Maubertin ? Eh bien ! allez le prévenir.

Le domestique disparut.

Cependant Rigaud avait répondu à Cadet :

— En ce cas, monsieur, il lui serait possible de venir entendre certaine communication que j’ai à lui faire ?

— Mais certainement, monsieur. Je vais donner des ordres pour qu’on aille prévenir monsieur le comte.