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LA PRISE DE MONTRÉAL

cains, c’est des Anglais ni plus ni moins, et les Anglais, c’est des Américains. Quand on vient me chanter qu’il y a une différence, ça me fait bâiller…

Et il bâillait effectivement.

Pour lui, ça lui était égal de subir les lois des uns ou des autres, tout cela n’aboutissait en somme qu’au même résultat. Mais capitaine de milice, il voulait demeurer loyal à Carleton, et aimant Maurice D’Aubières, reconnaissant pour le père, ce dernier, il se devait de marcher sur leurs traces. Le sort l’avait mis du côté des Royalistes, il resterait avec eux, mais en autant que Maurice D’Aubières y resterait lui-même. Car à cette heure et depuis que D’Aubières commandait en maître, Lambruche n’obéissait qu’à lui. Or Maurice avait dit : « Lambruche il va falloir repousser les Américains » !…

Lambruche avait répondu :

— On les repoussera, Monsieur Maurice !

Mais si, d’un autre côté, Maurice D’Aubières avait dit :

— Je pense Lambruche, qu’il vaut mieux de passer du côté des Américains…

Lambruche aurait répondu sans hésitation :

— Nous passerons aux Américains, Monsieur Maurice !

Voilà ce qu’était cet individu étrange qui, dans le cours de ce récit va jouer un rôle important.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

On s’était mis à table, le père Ledoux à une extrémité, Lambruche à l’autre, et la mère et les enfants de chaque côté. Naturellement, la conversation recommença sur les événements du jour. La mère Ledoux enrageait contre les traîtres.

— Vous savez, Lambruche, il y a ce Cardel… Je voudrais bien le voir pendu à quelque part !

— On le pendra peut-être, répondit Lambruche tranquillement.

— Et puis, il y a aussi l’anglaise… Lady Sylvia.

— Qu’est-ce que vous voudriez en faire, Mame Ledoux ?

— Moi ?… Dame ! j’aimerais bien à lui arracher les yeux à celle-là !

— On les lui arrachera peut-être, répondit encore Lambruche qui n’aimait pas à contrarier les gens.

— Oh ! ce que je ne comprends pas, reprenait la commère en s’animant, c’est qu’il y en est tant parmi nos gens qui s’entichent des Américains. Je vous demande ce qu’ils feraient de nos enfants. Des renégats, des païens, sans doute ? Car avec les Américains plus de religion, ça ne prierait plus le bon Dieu, ça n’irait plus à la messe, puis ça ne resterait pas canadiens. Est-ce que c’est pas un peu bête de se donner à des gens, qu’on ne connaît pas. J’admets bien que les Anglais nous donnent bien des misères, mais qui nous assure que les autres ne seront pas pires ? Avec les Anglais ou peut toujours en venir à bout, quand ils nous agacent, mais avec les Américains on ne sait pas ce qui arriverait. Ça peut être du bon monde, mais ça peut être du méchant monde aussi. C’est vrai que les Anglais nous font bien des canailleries, je l’admets encore ; mais les Américains ont l’air de s’en venir chez nous pour nous mettre à leur main. Bien ou mal, je pense qu’on fera mieux de rester comme on est. Plus tard, eh bien ! si ça va mal avec les Anglais, on verra toujours, et il sera toujours temps de se ranger du côté des Américains qui me semblent avoir pas mal les Anglais en grippe.

Le père Ledoux approuvait de la tête sans rien dire.

Lambruche, qui mangeait comme quatre et à bouchées doubles, encensait aussi de la tête.

Le repas ayant pris fin, Lambruche déclara qu’il allait rejoindre son bataillon,

— Je crois bien, moi, que je vais aller au Comité ! dit le père Ledoux à son tour.

— Et moi, s’écria la mère Ledoux, je vais coucher toute cette marmaille, et je vais aller voir aussi comment toute cette histoire-là va tourner.

Et l’on fit comme on avait proposé.

Lambruche partit le premier.

Il passait sept heures. Le vent tombait et la température semblait s’adoucir. Le ciel demeurait noir sous les nuages épais qui l’enveloppaient, le firmament à l’horizon, vers le Sud et le Sud-Est, se teintait légèrement de lueurs rougeâtres, lueurs qui provenaient des feux de bivouac des colonnes américaines. La cité, après un moment de calme, s’animait de nouveau.

Lambruche, sans hâte, gagna la rue Notre-Dame, puis la rue Saint-Gabriel et descendit vers la rue Saint-Paul. Avant de