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Page:Féron - La revanche d'une race, paru dans L'Étoile du Nord, 1927-1928.djvu/101

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— Il se passe, monsieur l’abbé, répondit le jeune homme avec un abandon plein de confiance et un désespoir intense en même temps, que je me sens excessivement malheureux tout à coup.

— Malheureux… je vois bien ça, fit l’abbé avec inquiétude. Allons ! suis-moi sous ma tente et tu m’expliqueras tes malheurs. Il y a remède à tous maux. S’il ne dépend que de moi de te guérir, je te guérirai, sois-en sûr.

— Hélas ! monsieur l’abbé, je crains bien que le mal dont je souffre soit sans remède.

— Viens toujours, repartit l’abbé en entraînant le jeune soldat, nous allons ausculter le cas, l’étudier attentivement, puis nous prescrirons… viens !

Quelques minutes plus tard les deux hommes étaient confortablement installés sous la tente de l’abbé, qui disait d’une voix compatissante.

— Maintenant, mon fils, je t’écoute. Parle sans contrainte.

Un instant Jules demeura absorbé dans ses pensées. Puis il releva la tête et dit :

— Monsieur l’abbé, ce qui souffre en moi, c’est le cœur ! Mon cœur agonise… et je sens que bientôt le courage me manquera pour poursuivre la route nouvelle dans laquelle je me suis engagé. Tenez, monsieur l’abbé, depuis ce matin je ne me reconnais plus : je suis découragé… je me sens désespéré. Tout tourne autour de moi et tout ce qui m’entoure m’apparaît sous un jour faux. Je ne reconnais plus les beautés de la nature, et il me semble que je hais ces beautés, parce que j’y crois voir une raillerie à ma misère. Il me semble encore qu’il n’y a plus d’amitié, pas même de rapprochement entre tous ces êtres qui passent sur ma route, et qu’on appelle « les hommes ». Et si, parmi ces hommes, un ami me tend la main et si je prends cette main, je crois serrer la main d’un traître et d’un ennemi : car cette main-là brûle la mienne. Et alors je fuis cet ami et je poursuis mon chemin en proie à un intolérable dégoût de la vie. Je marche, sans savoir au juste où je vais, je chancelle parfois, et souvent je m’arrête, tremblant, saisi d’un vertige d’épouvante en face d’un abîme profond qui s’ouvre sous mes pas. Et alors, monsieur l’abbé, j’ai peur… j’ai peur…

Le jeune homme s’était levé, comme s’il eût été saisi par un délire de fièvre. Il marchait maintenant par la tente foulant d’un pas saccadé l’herbe jeune et verte qui en faisait le tapis. Et ses bras décrivaient des gestes brusques et vagues, ses yeux lançaient des lueurs d’affolement, sa figure s’empourprait d’un rouge ardent, et ses lèvres s’écartaient pour exprimer un rictus d’effrayante torture.

Il s’arrêta brusquement devant l’abbé très ému.