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LA TAVERNE DU DIABLE

XI

DANS L’ANTRE DES TRAÎTRES


Ce matin-là, le capitaine Dumas paraissait très inquiet. Dans la chambre qu’il occupait avec Lambert aux casernes de la rue Champlain, il se promenait avec agitation. Depuis que Cécile avait été emmenée au Château Saint-Louis escortée de deux gardes, les langues avaient marché ; car des voisins avaient eu connaissance de l’arrestation de Cécile. La nouvelle était donc venue en peu d’instants aux oreilles du capitaine, qui s’était rendu auprès de Mme Daurac. Il avait trouvé la pauvre femme prête à rendre l’âme tant elle était anxieuse au sujet de Cécile.

Il essaya de la rassurer en lui disant que Carleton avait fait mander Lambert, et qu’il était sûr que tout s’arrangerait pour le mieux.

— Ayez confiance, Madame Daurac, Lambert est là et il va défendre Cécile. Je vais m’occuper également de l’affaire, et vous savez que j’ai pas mal d’influence auprès de Carleton. Vous pouvez donc être assurée qu’il n’arrivera aucun malheur à Cécile.

Puis il était revenu aux casernes pour y attendre le retour de Lambert du Château.

Il était près de dix heures lorsque Lambert entra, pâle et agité.

— Dumas, dit brusquement le jeune homme en entrant, je viens d’avoir carte blanche de Carleton !

Il s’assit lourdement sur un siège et demeura sombre et méditatif.

Très surpris, Dumas demanda :

— Qu’est-ce que cela signifie ?

Lambert se mit à ricaner.

— Suis-je stupide ? dit-il.

Il se leva brusquement et reprit :

— Je m’assois là, quand je devrais travailler… Décidément je perds la tête !

— En effet, répliqua Dumas, tu m’as l’air de l’avoir perdue tout à fait. Voyons, que se passe-t-il ? Parle clairement !

— Dumas, reprit Lambert sur un ton concentré, il existe près de nous un repaire de traîtres et de bandits… ce repaire se nomme La Taverne du Diable !

— Je connais l’endroit.

— Tant mieux… cela prouve que, comme moi, tu tiens à vider ce repaire. Or, il y a là Rowley… il y a là John Aikins… il y a là Miss Tracey Aikins… il y a là Lymburner… Tu m’écoutes, Dumas ?…

— Oui, continue.

— Et il y a là, poursuivit Lambert, un espion américain… peut-être ce major Lucanius !…

— Après ? interrogea froidement Dumas.

— Je t’invite à m’accompagner à ce repaire. Nous allons pénétrer dans l’antre, et si les bêtes y sont encore, nous les pigerons au collet et nous irons les déposer aux pieds du général Carleton, qui désire en faire quelque chose ?…

— Et tu dis que Carleton t’a donné carte blanche ?

— Parfaitement. Il m’a dit comme ça : Emmenez-les morts ou vifs… mais emmenez-les !

— Allons les chercher ! dit tranquillement Dumas.

— Allons ! Tu as tes pistolets ?

— Oui… et mon épée et ma poigne que tu connais. Pourtant, j’aimerais bien savoir auparavant ce qui s’est passé au Château, et savoir un peu le motif de l’arrestation de Cécile.

— Au fait, dit Lambert avec étonnement, j’ai oublié de te faire part d’un drame, qui aurait pu avoir de terribles conséquences.

— Un drame ? dis-tu… où ?

— Au Château. Écoute, tu vas voir. Lambert narra tout ce que nous savons des scènes qui venaient de se produire au Château, et qui s’étaient terminées par le coup de poignard de Rowley à Cécile.

Malgré sa bravoure Dumas frémit.

— Cet homme, dit-il, est un démon dangereux, je l’avais toujours pensé.

— Il faut donc l’abattre.

— Je suis ton homme, allons !

Les deux amis quittèrent aussitôt la caserne et se dirigèrent vers la taverne de John Aikins.

À ce moment, la neige tombait à flocons si gros et si épais qu’on ne voyait pas à deux toises devant soi, et les rues ainsi que les toits des maisons disparaissaient sous la cape d’hermine de l’hiver. La ville était déserte et silencieuse, elle dormait encore après l’émoi qui l’avait si fortement secouée durant la nuit, et l’on pouvait penser qu’elle reprenait le temps perdu. Tout de même, par-ci par-là on croisait un boutiquier allant à son poste. Ces gens passaient dans le brouillard de neige comme des ombres, elles semblaient glisser tant leurs pas étaient entièrement étouffés par le tapis de flocons blancs qui s’épaississait de moment en moment.

Dumas et Lambert ne découvrirent la taverne que lorsqu’ils n’en furent qu’à quelques