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LA VIERGE D’IVOIRE

ment avec ses beaux yeux bruns, rieurs et doux, et ces yeux-là disaient clairement… ils criaient : « Je t’aime… oui, je t’aime, Philippe !  »

C’était une blanchisseuse. Une fille sans parents, mais c’était une fille honnête, bien que un peu sans façon, courageuse et de bon caractère. Quand Philippe était arrivé à cette pension de la Place Jacques-Cartier, il avait rencontré cette fille dans un corridor, l’avait regardée, puis saluée d’un sourire.

Elle avait répondu par un sourire également.

Le lendemain Philippe l’ayant croisée de nouveau elle lui avait demandé gentiment :

— Comment aimez-vous votre chambre, monsieur ?

— Mais… beaucoup, mademoiselle !

— Nous sommes voisins, savez-vous ?

— Oui ?…

— Voici ma chambre… à côté de la vôtre !

La glace avait été rompue de suite, et peu à peu les deux voisins avaient voisiné et ils étaient devenus liés par une grosse familiarité, mais de bon aloi. On se taquinait, on s’agaçait, on bavardait, on riait ! Quoi ! la jeunesse à l’abri des premiers besoins de l’existence est toujours ainsi : gaie, heureuse, insouciante !

Mais Philippe avait accepté cette camaraderie, comme il avait accepté celle d’Eugénie. De l’autre côté, par delà la mince cloison de sa chambre, il ne se doutait guère qu’un autre petit cœur s’exaltait pour lui, que ce petit cœur souffrait… il souffrait d’autant plus ce petit cœur qu’Hortense avait vu trois ou quatre fois le beau Philippe donner le bras à Eugénie Beaudoin entre le restaurant et l’église Notre-Dame.

Hortense était devenue jalouse !

Ah ! tout ce qu’elle avait essayé… mille trucs pour détacher Philippe d’Eugénie !

Oh ! mais sans méchanceté de sa part ! Elle était jalouse cette Hortense, mais non pas mauvaise. La jalousie n’est pas toujours un si grand péché qu’on le dit ! Il y a mal et péché lorsque ce sentiment vous fait commettre des actions vilaines, vous fait dire des choses malhonnêtes, ou vous inspire des pensées criminelles ! Hortense n’avait rien pensé de mal d’Eugénie, rien dit de malsain pour sa réputation, rien fait pour créer des chagrins, des rancunes ou des haines. Ses trucs avaient été inoffensifs, et encore ne s’en était-elle servi qu’auprès de Philippe. Elle avait essayé de se faire plus belle, plus charmante, plus attirante. Elle avait eu toutes espèces de câlineries, d’enjôlements, de sourires captivants et fascinateurs. Pour Philippe elle avait eu des attentions innombrables que Philippe avait rendues par d’autres attentions, mais le jeune homme n’avait pas délaissé Eugénie.

Une fois seulement il avait conduit au Théâtre National Hortense qui voulait voir jouer le beau drame d’Hennery LES DEUX ORPHELINES. Mais cela avait été l’unique fois que Philippe avait consenti à paraître en public avec Hortense. Non pas qu’il eut honte de la blanchisseuse, loin de là ! Car Hortense avait une certaine instruction, elle s’habillait comme une vraie demoiselle et savait se donner un air de distinction qui n’était pas tout à fait emprunté. Si elle vivait dans une pension à bon marché, c’était pour lui permettre d’économiser afin de pouvoir s’acheter de belles robes et de beaux chapeaux. Elle était grande, svelte et élégante. Et puis, avec ça, elle n’était pas laide du tout. Elle avait de beaux grands yeux bruns, pleins d’éclats ravissants, des joues rouges, des cheveux châtains très bouclés.

Évidemment, Hortense n’avait pas pris la camaraderie de Philippe pour une ou des promesses. Mais cette camaraderie avait excité son amour à elle, ce voisinage de tous les jours avec le beau jeune homme avait parlé à son imagination amoureuse un peu mieux peut-être que des paroles. Et voyez-vous dans quelle situation d’esprit Hortense se trouvait ?

Or, en apprenant que Philippe allait résider dans un autre quartier, Hortense se sentit énormément troublée. Ne plus le voir, ne plus être voisin de lui…