Page:Féron - La vierge d'ivoire, c1930.djvu/22

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
19
LA VIERGE D’IVOIRE

quoi ! cela serait peut-être la fin de tout ! Philippe l’oublierait tout à fait, et elle n’aurait plus l’occasion de le « travailler ». C’était désespérant !

Et quand Philippe avait dit en riant :

J’espère bien que vous ne m’aimez pas ?…

Oui, il avait vu la réponse dans les yeux bruns qui l’avaient regardé comme jamais auparavant, et la réponse l’avait troublé lui-même.

Quoi ! il avait voulu rire avec cette jeune fille, et elle… oui, elle avait tout pris au sérieux ? Ce n’était pas possible !

Ah ! mais à présent, est-ce que l’autre aussi allait tout prendre au sérieux ? Philippe pâlit. Oui, est-ce que vraiment l’autre aussi l’aimait ! Oui, en y songeant un peu, il se rappela des incidents dans ses tête-à-tête avec Eugénie Beaudoin, dans ses promenades avec elle, oui, des incidents qui pour lui à cette heure signifiaient de l’amour !

Philippe Danjou trembla : sans le savoir il était pris entre deux amours !

Tout à coup il se voyait aimé… aimé jusqu’à l’adoration peut-être !

Cette pensée ou cette découverte ne le choqua pas, oh ! non ; mais il eut de la peine, un gros chagrin, en ne trouvant pas dans son cœur un sentiment qui pût correspondre à ceux d’Hortense et d’Eugénie. Mais être aimé de deux à la fois, c’était trop aussi ! Qu’allait-il faire ? Il ne le savait pas, mais il allait réfléchir et il tenterait de trouver une sortie qui ne causât aucun mal à Hortense et à Eugénie.

Seulement il ne put s’empêcher de sourire avec une grande amertume, et il dit à Hortense avec un accent de gravité qui frappa la jeune fille :

— Mademoiselle Hortense, je vous assure que je vous estime bien et que j’ai bien du chagrin de partir. Oui, quand je songe que je ne vous verrai plus chaque jour, que je ne me griserai plus de votre sourire, que je ne n’entendrai plus vos gazouillis ! Mais, voyez-vous, je ne suis qu’un pauvre petit salarié, et il m’est défendu de penser à des choses sérieuses pour le moment.

— Il n’est pas besoin d’être riche, murmura Hortense, pour…

Elle n’osa pas achever sa pensée.

— Pour se marier, voulez-vous dire ?

— Non, non, vous allez trop vite, se mit à rire Hortense. Je dis… pour s’aimer seulement !

— Oui, mais s’aimer est dangereux !

— Dangereux !

Elle regarda Philippe en rougissant.

— Dangereux de cette façon, expliqua Philippe : on peut devenir impuissants à s’écarter l’un de l’autre ; alors l’unique remède honnête est le mariage !

— Eh bien !…

— Hortense, j’ai peur du mariage quand je pense que l’avenir n’est pas assuré !

— Mais l’avenir, on l’assure par le travail !

— Si le travail manque ?

— Quand on est vaillant, il ne manque jamais !

Philippe se contenta de sourire. Il ne dit rien de ses années de misères, lorsqu’à tout bout de champ le travail manquait pour une cause ou pour une autre. Aujourd’hui il avait une place et du travail, mais rien ne lui assurait encore le pain du lendemain dans l’avenir.

Se connaissant et sachant qu’il pourrait aimer à son tour, Philippe Danjou comprit qu’il était grand temps de s’arracher de ce milieu.

Il partit donc pour le Carré Viger, avec chagrin. Et pour ne pas désespérer Hortense, il dit en partant :

— Hortense, je viendrai vous voir de temps en temps, je ne vais pas loin. Qui sait ? si plus tard l’avenir regarde plus sûr, eh bien ! sans rien promettre… Vous me comprenez ?

— Philippe ! Philippe ! ne me faites pas entrevoir des horizons faux ! Allez, mon ami ! Oui, revenez me voir ! Vous emporterez avec vous ma pensée entière ! Plus tard…

Un sanglot trancha sa voix. Pour ne pas laisser voir des larmes qui af-