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LA VIERGE D’IVOIRE

commerçant au courant de sa situation présente et passée.

Le commerçant, qui était un très brave homme, lui dit :

— Mon pauvre garçon, vous arrivez une heure trop tard, nous avons l’employé qui nous manquait.

Le jeune homme chancela comme s’il eut été atteint par un choc terrible. Du coup il retombait dans l’abîme de son désespoir.

Le commerçant devina l’atroce désappointement du jeune homme, et aussitôt il esquissa un sourire de pitié.

Et comme Philippe, abattu et plus sombre que jamais, allait se retirer, il le retint :

— Attendez un moment, dit-il, je vais appeler mon secrétaire.

Il se leva, alla ouvrir une porte et commanda à une personne que Philippe ne put voir :

— Dites à Monsieur Aubert de passer à mon bureau.

Le négociant referma la porte et reprit sa place à son pupitre.

Asseyez-vous, mon ami, dit-il à Philippe en lui indiquant un fauteuil.

Philippe obéit.

L’instant d’après, un jeune homme entrait, disant :

— Vous m’avez appelé, Monsieur Roussel ?

Puis son regard curieux se posa sur Philippe qu’il venait d’apercevoir seulement.

— Monsieur Aubert, dit le négociant, ne m’avez-vous pas laissé entendre, il y a quelques jours, que vous alliez avoir besoin bientôt des services d’un employé surnuméraire dans les bureaux de l’administration ?

— Oui, monsieur. Je crois qu’à l’heure présente cet employé ne serait pas de trop, je vous l’assure.

— Ah ! bien. Voici monsieur Philippe Danjou qui cherche un emploi. Je vous prie de l’initier à la besogne qu’il aura à faire, et dès demain matin il pourra entrer en fonctions avec un salaire initial de quinze dollars par semaine.

Philippe se leva, et chancelant de joyeuse émotion, s’écria :

— Ah ! monsieur, je vous remercie de tout mon cœur ! vous pouvez être certain que je ferai tout ce qu’il me sera possible pour vous donner la plus grande satisfaction.

— C’est bien, mon ami, sourit le négociant. Veuillez suivre monsieur Aubert qui vous indiquera le travail que vous aurez à faire chaque jour.

Après avoir renouvelé l’expression de sa gratitude, Philippe sortit sur les pas du secrétaire de M. Roussel.

Il était six heures quand Philippe quitta les magasins de la rue Saint-Paul. Sa physionomie était toute transformée, et avec l’espoir d’un travail assez rémunérateur il envisageait l’avenir avec plus de confiance. Et puis, beaucoup de sympathies parmi le nombreux personnel. Vraiment, c’était un rêve qu’il vivait tout à coup ! Il ne pouvait croire à cette bonne chance qui lui arrivait aussi soudainement, alors qu’il était au bord, tout au bord de ces grands désespoirs qui détruisent les plus fermes courages ! Combien de forts sont tombés aux premiers coups d’un sort mauvais !

Mais Philippe Danjou avait résisté longtemps, parce qu’il avait été habitué à la misère dès le bas âge. La misère !… Mais il n’avait, pour ainsi dire, connu que cela ! Né de père et de mère inconnus, il n’avait jamais su ce que sont les joies de l’enfant aimé et gâté. Il avait été recueilli par des étrangers qui n’avaient eu pour lui qu’un peu de pitié, puis il avait été abandonné comme une chose de rien.

Un jour, un brave journalier avait découvert devant sa porte quelque chose qui ressemblait à un paquet de linge. Il avait soulevé ce paquet et avait entendu le vagissement d’un nouveau né. Un châle de couleur sombre enveloppait le paquet. Le journalier écarta le châle et aperçut un enfant qui venait de naitre. Comme il était pauvre et avait une grosse famille, il alla porter sa trouvaille au premier poste de police.